Britt-Mari Barth


 

Abstract
Given the new challenges of our time facing humanity as a whole, we need the varied and multiple talents of all citizens. In order to take into account in the classroom the diversity of our students, university pedagogy should be consistent with the practices we want to implement in the schools.
A sociocognitive perspective of mediation is a theoretical framework offering a renewed vision of the roles of students and teacher in the teaching-learning process. In the face of growing diversity, this conceptual framework helps both teachers and educators to take on the challenges of creating a true learning culture for all students.
The aim of this contribution, which is based on my own experience as an educator and researcher, is to clarify the requirement of consistency and some of the key  issues at stake.  My objective  is to  show their impact on future teachers’ evolving conceptions of diversity,  and on their understanding of the role they will be called upon to play in enhancing it.
Keywords : Culturally situated knolidge, inclusif learning process, co-construction of meaning, socio-cognitive mediation, individualized assessment

 

Résumé
Face aux défis nouveaux qui se posent à l’humanité toute entière et qui marquent notre temps, nous avons besoin des talents variés et multiples de tous les citoyens. Afin de favoriser la prise en compte de la diversité des élèves dans une classe, la pédagogie universitaire doit être cohérente avec les approches que l’on souhaite instaurer à l’école.
Une perspective socio-cognitive de la médiation est un cadre théorique pédagogique qui offre une vision renouvelée des rôles des apprenants et de l’enseignant dans le processus enseigner-apprendre. Face au phénomène de la diversité, ce cadre conceptuel aide à la fois les enseignants et les formateurs à relever les défis pour créer une véritable culture apprenante pour tous.
À partir de ma propre expérience en tant que formatrice-chercheure, mon propos vise à éclairer cette exigence de cohérence et quelques enjeux pour la formation qui s’ensuivent. Mon objectif est de montrer leur impact dans l’évolution des conceptions des futurs enseignants sur la diversité ainsi que sur la vision qu’ils ont de leur propre rôle.
Mots clés: Savoir culturel et situé, processus d’apprentissage inclusif, co-construction de sens, médiation sociocognitive, évaluation individualisée.

 

 

Face aux défis nouveaux qui se posent à l’humanité tout entière et qui marquent notre temps, nous avons besoin des talents variés et multiples de tous les citoyens.

 

Pour impulser des changements aussi profonds que ceux que les réformes actuelles tentent de mettre en marche face aux défis du xxie siècle, il ne suffit pas d’incorporer des innovations et des transformations pédagogiques parcellaires dans le système scolaire. Un changement profond exige d’examiner la relation de cohérence qui existe entre la pratique pédagogique en classe et celle que nous offrons en formation des enseignants. Il n’y aura pas de changements profonds dans les classes si ce même changement n’a pas déjà eu lieu dans nos formations universitaires. Il s’agit d’opérer une véritable transformation conceptuelle, un changement de paradigme ; cela nécessite la création d’une nouvelle culture d’apprentissage, offrant une variété d’expériences vécues par les futurs enseignants, leur permettant :

  • de faire évoluer leur conception du savoir ;
  • de donner sens à ce que veut dire apprendre ;

– de prendre conscience du rôle de la médiation, cognitive, affective et sociale,  fondamentale dans le parcours de la formation.

 

Les fondements théoriques de telles approches s’inscrivent dans le cadre transdisciplinaire des sciences cognitives qui continue à évoluer – dans l’héritage de John Dewey, Lev Vygotski, Jerome Bruner… Ces courants de pensée s’intéressent à la relation entre le fonctionnement cognitif des personnes et leur environnement social, institutionnel et historique. Le développement humain ne se situe pas en dehors d’un contexte, il en fait partie intégrante. Pour les enseignants que nous sommes, responsables de « la culture » que nous proposons dans nos cours ou nos formations, ce lien entre apprentissage, développement et environnement est d’une importance capitale. Cette perspective nous incite à revenir sur certaines habitudes et à relever des défis multiples.

 

Je me propose d’en développer trois :

  • Porter un autre regard sur le savoir.
  • Porter un autre regard sur l’élève qui apprend.
  • Porter un autre regard sur les processus d’apprentissage et la médiation sociocognitive.

 

Porter un autre regard sur le savoir

Un premier défi consiste à porter un autre regard sur le savoir qui se construit, et à concevoir celui-ci comme un processus dynamique plutôt qu’un produit statique. Dans cette perspective, le savoir serait plus de l’ordre de faire, un savoir mis en pratique. « Knowing is a process, not a product », connaître est un processus, pas un produit, nous rappelle Jerome Bruner (1966, p.72).

 

Dans une perspective « traditionnelle », le savoir est conçu comme un contenu à transmettre. Pour les apprenants, il s’agit plus d’une « réception » que d’une « construction » de signification. On suppose qu’un message clairement émis est compris par le public – et, de surcroît, compris de la même façon par tous. Connaître consiste alors à mémoriser et à donner les réponses correctes aux questions posées.

 

Cette façon d’apprendre décontextualise le savoir et rend plus difficile la capacité de transférer les connaissances ; celles-ci ne fonctionnent pas comme des savoirs-outils ou des grilles d’analyse pour comprendre les problèmes à résoudre dans leur complexité réelle. Edgar Morin, penseur français, attire notre attention sur ce qu’il appelle une « crise de la connaissance » et réclame « une réforme de la pensée ». « Notre système de pensée », dit-il, « a sous-développé l’aptitude à contextualiser l’information et à l’intégrer dans un ensemble qui lui donne sens » (2011, p. 145).

 

Dans une perspective culturelle, le sens n’est pas un « déjà-là ». Le mot n’est pas le sens, le mot se réfère au sens, qui se trouve, lui, dans l’expérience subjective de chacun. Le sens (qui est intériorisé) est toujours une construction de l’apprenant ; il se construit dans un va-et-vient entre l’expérience contextualisée et les critères qu’on utilise pour l’identifier. Par exemple, pour comprendre comment se construit une « métaphore » (en tant qu’outil littéraire), il faut en avoir des expériences. Pour ceux qui n’en ont pas déjà eu, il faut les inventer !

 

Au lieu de partir d’une définition complexe d’un dictionnaire (Métaphore : « procédé du langage qui consiste à employer un terme concret dans un contexte abstrait par substitution analogique, sans qu’il y ait formellement une comparaison »), on pourrait proposer, comme support pour la réflexion, des tableaux d’Arcimboldo, peintre italien du 16° siècle ; en les observant – le nez est remplacé par une patate, l’oreille par une champignon, les cheveux par des feuilles -, on infère plus facilement que quand un mot en remplace un autre pour dire la même chose, on est dans les métaphores. On ne perçoit que ce qu’on conçoit. Mais pour percevoir de façon « partagée », dans un groupe, il faut des repères communs. Le sens se crée dans l’interaction, il naît dans l’échange. On construit le sens, mais il s’agit d’une co-construction. Cette co-construction se passe entre des personnes, mais également entre des personnes et des expériences – des rencontres avec le savoir dans ses formes plus vivantes, plus concrètes.

 

Le savoir est ainsi « distribué », selon l’expression de David Perkins (1995), professeur à Harvard Graduate School of Education ; il ne se trouve pas uniquement dans la tête d’une personne, mais également dans les ressources, matérielles ou humaines, qui servent de support pour sa pensée et son action. C’est ce qu’il appelle « person-plus », c’est-à-dire la personne et son environnement physique et social. Dans cette perspective, l’espace de la cognition ne se trouve pas uniquement dans l’esprit, mais, pour une bonne part, dans l’environnement physique. Il peut aussi être réparti entre plusieurs personnes, aucune ne disposant alors de toutes les ressources à la fois. Une vision dépassant la réflexion individuelle permet de mieux comprendre le processus interactif de la formation.

 

Dans la perspective d’Ignace Meyerson (1992), fondateur en France de la psychologie historique, le savoir prend la forme d’une « œuvre », que celle-ci soit littéraire, artistique, scientifique ou autre ; on peut partir de là pour retrouver les questions qui étaient à son origine.

 

Pour Meyerson, l’homme se définit par ce qu’il crée. En laissant à chacun la possibilité de créer une « œuvre » personnelle, dans le cadre d’une démarche collective (par une évaluation individualisée, par exemple), on crée en même temps une « communauté d’apprenants » qui favorise le processus créatif, qui tient compte de la diversité des étudiants, qui engendre un enrichissement mutuel. On comprend alors que le savoir n’est pas prédéfini, enfermé, qu’il est né de l’échange, qu’il est culturel, qu’il évolue… Il existe dans le temps, comme une halte, une étape. Il est en devenir constant, en mouvance perpétuelle, telle une symphonie inachevée…

 

Cette conception du savoir a des implications importantes pour l’apprentissage. Chaque discipline peut ainsi être conçue comme une culture à part entière, comme l’a montré l’anthropologue américain Clifford Geertz (1973) : pour acquérir des connaissances disciplinaires approfondies, il faut pouvoir participer à la culture de la discipline concernée et comprendre les questions qu’on s’y pose, les modes d’analyse qu’on utilise et le but qu’on poursuit. Il faut pouvoir penser avec les concepts principaux de la discipline, comprendre comment ceux-ci sont reliés entre eux dans un réseau conceptuel. Nous sommes bien dans un processus participatif de construction de sens.

 

L’enjeu pour l’enseignant est de repenser le savoir à enseigner pour le transformer en des situations dynamiques permettant aux étudiants de se familiariser avec ce savoir nouveau par une activité créative à laquelle ils peuvent participer, voire contribuer. Ces activités doivent être pensées en fonction du transfert souhaité : comment l’apprenant est-il censé faire la démonstration de sa compréhension ? L’enseignant, qui sait mettre en action le savoir concerné, le rendre vivant, plus concret, guide la recherche du sens et fournit aux apprenants des outils et des stratégies pertinentes. Il veille à la variété des situations-exemples (et des contre-exemples) en fonction des réactions des apprenants. Il offre un feed-back continu. Le temps d’écoute et de dialogue est donc important. Le transfert est ainsi préparé en amont de la séquence d’apprentissage (Barth 2013).

 

Dans ma pratique, pour éviter que les élèves – et les enseignants aussi – ne confondent le mot et le sens, j’ai emprunté à la philosophie la notion de concept pour transformer celui-ci en un outil permettant de se représenter le savoir dans sa forme tridimensionnelle : un concept – une idée abstraite – est une structure qui réunit trois éléments :

– le mot qui le désigne

– les attributs qui l’identifient (la définition)

– une pluralité d’exemples (cas) auxquels les attributs s’appliquent.

 

Le concept m’est apparu comme un outil remarquable pour éviter cette confusion entre les éléments qui servent à définir et les situations-exemples qui incarnent le sens, tout en faisant comprendre que le mot se réfère à la fois au savoir formel et au savoir-en-action. Il faut avoir compris cette relation de réciprocité avant de pouvoir utiliser les mots à la place du sens, pour l’évoquer.

 

Comme le disait déjà Saint Augustin, pour comprendre à quoi se réfère le terme « fromage », il ne suffit pas de le définir verbalement, il faut le goûter ! Il en va de même avec tous les mots, il est important d’en avoir des expériences variées et contextualisées pour leur donner sens. Je développe ceci dans mes trois livres (Barth 1987/2004, 1993/2015, 2013) ; le modèle opératoire du concept est devenu l’outil de base qui structure le savoir et fonctionne comme un outil d’investigation. Pour l’enseignant, il oblige à une rigueur conceptuelle pour définir le savoir à enseigner et conduit à rechercher les situations pertinentes pour rendre ce savoir accessible à tous. Pour les élèves, il fournit un langage pour parler de leur savoir en construction, comme en témoigne cet élève en disant à son professeur : « Monsieur, est-ce qu’on peut se faire un concept aujourd’hui ? » ou cet autre élève : « Vous savez, Madame, si c’est comme ça que ça marche, on pourra aider les profs ! »

Même dans un grand amphithéâtre, cela pourrait se traduire par une séquence où le professeur transforme le contenu conceptuel en questions judicieuses. Ensuite, il laisse un temps aux étudiants, par deux ou trois, afin de discuter de ces questions,  d’argumenter leur compréhension, de formuler leurs questions, avant de faire une mise en commun pour donner des explications. Quand le savoir est en construction, l’accent doit être mis sur les conditions de la « réception » et pas seulement sur la clarté du message du point de vue de l’« émetteur ».

 

Porter un autre regard sur l’élève qui apprend

Un deuxième défi consiste à porter un autre regard sur l’élève qui apprend et à abandonner l’idée que tous les élèves ont les mêmes « prérequis » et la même motivation pour suivre le cours. Au contraire, il faut chercher à les faire tous adhérer au projetd’apprentissage en cours, quelles que soient leurs différences. Ce qui compte le plus face à l’apprentissage institutionnel, c’est plutôt l’hétérogénéité des étudiants en tant qu’apprenants. Celle-ci est liée à leur histoire personnelle, aux expériences (positives ou négatives) qu’ils ont vécues dans le passé, à leur compréhension des attentes institutionnelles par rapport à leurs projets futurs… Des besoins particuliers peuvent également intervenir. Cette hétérogénéité est ainsi à la fois cognitive, affective et relationnelle ; elle concerne, à des degrés divers, leurs connaissances préalables, leur confiance dans leurs propres capacités intellectuelles, leur projet personnel, leur motivation, leur persévérance, leur ouverture aux autres…

 

Celui qui m’a le mieux fait comprendre cette diversité est le biologiste Francisco Varela (1989,1993). Selon lui, le système cognitif – comme d’autres systèmes vivants (les cellules, par exemple) – est un ensemble de structures actives dont la cohérence interne détermine la manière dont « une perturbation du monde extérieur » sera enregistrée.

 

Pour comprendre ce processus, Varela nous propose la métaphore d’un mobile, constitué de fins morceaux de verre se balançant comme des feuilles sur des branches, qui, elles-mêmes, se balancent en étant rattachées à d’autres branches, et ainsi de suite. N’importe quel coup de vent fera tinter le mobile, toute sa structure change de position, de vitesse, de torsion de branches, etc. La manière dont sonne le mobile n’est ni déterminée ni ordonnée par le vent ou la légère poussée que nous pouvons lui donner, mais davantage par sa propre configuration structurale quand il reçoit une impulsion. Imaginez un jardin avec ces mobiles suspendus aux arbres. Quand le vent arrive – une perturbation de l’extérieur – chaque mobile aura une mélodie typique et un ton propre à sa constitution. Pour comprendre les mélodies que nous écoutons, nous devons d’abord nous tourner vers la nature même de ces carillons et non vers le vent qui les ébranle…

 

Il s’agit donc d’un système ouvert dont l’intelligibilité se trouve dans sa relation avec l’environnement – et cette relation est en même temps constitutive du système. Antonio Damasio (1999), également biologiste, renforce cette idée : la pensée découle de la structure de l’organisme en fonction de l’interaction avec son environnement physique et social. Jerome Bruner dit la même chose en expliquant que la culture – l’environnement – forme l’esprit par l’interaction constante de l’individu avec les membres et les outils de cette culture.

 

Cette façon de comprendre l’enchevêtrement de l’environnement avec la pensée individuelle que l’on trouve aujourd’hui affirmée dans plusieurs disciplines va à l’encontre de notre conception de l’indépendance de la pensée individuelle. Il est cependant fondamental de la prendre en compte car elle signifie que l’engagement affectif et intellectuel des apprenants dépend de notrecapacité à créer des environnements et des formes d’interaction et d’accompagnement qui permettent à tous de donner sens à ce qu’ils apprennent – à l’école comme à l’université.

 

L’enjeu pour l’enseignant est de changer de posture : la question n’est plus de savoir si les élèves sont intelligents, motivés, attentifs, « bons élèves », si l’on a « couvert » le programme… Les questions concernent plutôt la manière dont on peut utiliser les moyens qui existent (outils intellectuels comme outils matériels, y compris les outils numériques) pour créer cette interaction afin d’aider tous les élèves à mieux penser et à mieux apprendre et à apprendre avec plus de plaisir : comment on peut les stimuler, leur proposer des défis, leur donner envie de se lancer… en leur proposant des activités, des tâches, auxquelles ils participent, voire contribuent, en collaboration avec les autres, pour produire un résultat qui a du sens pour eux. L’activité doit anticiper un but compréhensible et un espace de dialogue et d’argumentation, avec un feed-back tout le long, qui permet quelque maîtrise du succès de l’entreprise. L’évaluation est intégrée à la situation d’apprentissage et prépare à la capacité d’auto-évaluation.

 

Concrètement, cela peut consister à établir, de façon explicite, ce que j’appelle un « contrat d’intersubjectivité » (Barth 2013), visant à rendre explicites les attentes mutuelles afin de créer la confiance nécessaire pour s’engager dans le processus enseigner/apprendre. Un contrat, c’est une entente entre deux partenaires ; l’enseignant doit donc clarifier non seulement ce qu’il attend des élèves, mais également ce que les élèves peuvent attendre de lui. Ce contrat doit permettre aux élèves et à l’enseignant d’avoir des présupposés communs quant au sens de l’activité qu’ils vont entreprendre ensemble. Le mode de l’évaluation est donc un sujet important dans ce contrat, car il va guider l’apprentissage. Dans cette perspective, j’ai expérimenté une forme d’évaluation formatrice que je nomme « processfolio » (un terme utilisé dans le cadre des évaluations artistiques, cf Winner, 1993).

Le process-folio est une variante du portfolio. Il s’agit de créer une sorte de dossier dans lequel chaque étudiant rassemble des documents tout au long du cours. Ces pièces choisies ont pour objet de témoigner de la progression de leur apprentissage. L’objectif est ainsi que les étudiants commencent, dès le premier cours, à réfléchir sur le contenu de celui-ci en le rapprochant des expériences, des connaissances, des intérêts et du contexte qui sont les leurs. La règle est que l’on peut mettre ce que l’on souhaite dans ce dossier, à condition d’expliquer le lien entre le document proposé et le cadre théorique étudié. Selon l’expérience et le goût des uns et des autres, chacun peut trouver un moyen de faire le lien avec ses activités, ses lectures et le contenu du cours. Une étudiante a un jour ainsi proposé une citation d’Edgar Morin qui se rapporte à l’importance de la structuration d’un savoir, ce qui nous a permis d’ajouter son livre « La tête bien faite » à notre bibliographie. Dans un genre différent, un autre étudiant a fait référence à un échange qui avait eu lieu dans une classe qu’il avait observée : la non-compréhension d’un apprentissage qui se terminait en larmes ! Le lien entre cognition et émotion était ici fait – ce qui nous permit de découvrir le livre « Chagrin d’école » de Daniel Pennac !

 

Il ne s’agit donc pas de montrer des « productions » finalisées, comme dans un portfolio, mais plutôt d’assembler, en cours de route, des documents de tout genre, qui témoignent d’un véritable « savoir en construction ». Le dossier doit par ailleurs avoir une table des matières qui mentionne, au fur et à mesure, chacune des contributions qui est ajoutée, et qui la met en rapport avec un contenu spécifique du cours.

 

Ce qui est au centre de cette évaluation formatrice est le processus lui-même, par lequel l’étudiant va entrer progressivement en contact avec le savoir enseigné et se l’approprier, en s’appuyant sur ses propres expériences et son projet personnel. Les documents s’échangent, les exemples des uns stimulent la recherche des autres, et impliquent davantage les étudiants, intellectuellement et socialement. La diversité des étudiants devient un atout et le groupe peut avancer en suivant le même enseignement mais en s’appuyant sur des activités différentes et des supports personnalisés.

 

Pour l’évaluation finale, le dossier de chaque étudiant lui servira de base pour produire un document, une sorte de note de synthèse, dans laquelle un ou deux concepts clés étudiés (au choix) permettent d’analyser une situation choisie par l’étudiant. Le même contenu est évalué, mais chacun l’aborde à sa manière ; les mêmes critères sont appliqués, mais la production finale est individualisée (Barth, 2013, « scénario 4 », pp. 159 – 175).

 

Vu la diversité grandissante de nos étudiants, de leurs parcours, de leurs projets, et vu la diversité des besoins de la société, il ne s’agit plus d’évaluer un contenu identique, mais plutôt de se servir de ces contenus comme moyen pour développer la capacité et le goût d’apprendre (pouvant être attestés par les acquis – solides – des étudiants). Cette façon d’appréhender l’évaluation fait que, au lieu de la craindre, les étudiants sont contents de se mettre à l’épreuve. Elle est cohérente avec une acceptation des cultures différentes, elle s’appuie même sur la diversité de celles-ci. Dans ce cas-là, la multiculturalité, apprendre ensemble malgré la diversité, aura créé l’interculturalité : apprendre ensemble, grâce à la diversité.

 

Porter un autre regard sur les processus d’apprentissage et la médiation socio-cognitive

Le troisième défi concerne les processus d’apprentissage à mettre en œuvre et les habitudes cognitives qu’on souhaite instaurer auprès des élèves/étudiants de tout âge. Cela pose la question de savoir avec qui et avec quoi les élèves/étudiants vont interagir et penser. Quand un professeur expose une problématique, formule des questions, explique, argumente…, le travail intellectuel est fourni par lui et le processus même qui l’a rendu possible est invisible. Qu’entendons-nous par « travail intellectuel » ? Est-il possible de revenir sur ce processus pour en prendre conscience ? Être conscient, c’est pouvoir accéder à sa propre pensée.  Quand cette pensée devient l’objet de notre pensée, nous sommes dans la métacognition.

 

La métacognition a pour but d’élargir le champ de conscience des apprenants et donc leur capacité à réutiliser ce qu’ils savent dans des contextes différents. Dans les petites classes, cela peut se réaliser par un moment en fin de journée où l’on se pose la question : « Qu’est-ce que nous avons appris aujourd’hui ? » La question peut également concerner la façon dont on a appris : « Comment l’avons-nous appris ? » – et la façon dont on peut montrer sa compréhension : « Comment est-ce que je sais que je sais ? » La réponse peut être qu’on sait faire la différence entre les exemples, les attributs et la dénomination d’un concept. On sait donner ses propres exemples et les justifier, voire les argumenter. La structure du concept aide ainsi à structurer la pensée, il devient un outil de pensée. Les élèves apprennent à faire la différence entre ce sur quoi l’on pense et ce avec quoi l’on pense. Que ce soient les jeunes élèves ou les étudiants à l’université, tous les apprenants ont besoin de maîtriser les outils de pensée qu’il s’agisse de concepts disciplinaires, d’outils matériels, d’un schéma ou d’une grille d’analyse ou de modes de penséetransversaux, comme la conceptualisation.

 

Le sens n’est pas un déjà-là. Il va émerger dans cet aller-retour entre les situations contextualisées que chacun peut vivre comme une expérience personnelle et les mots abstraits communs qu’on va chercher ensemble pour s’y référer. C’est dans l’espace même de l’action et du dialogue que le sens s’élabore, dans une « alternance simultanée » (Barth 1987/2004) : on n’est plus uniquement dans un monde abstrait, mais dans une activité culturelle et collective qui conduit à relier la connaissance abstraite à son référent concret. En même temps. « La connaissance abstraite est nécessaire, mais elle est mutilée si elle n’est pas accompagnée de connaissances concrètes », nous confirme Edgar Morin (2011, p.156).

 

Quand on travaille avec les apprenants de cette façon, on sent leur enthousiasme. On passe des exemples et des contre-exemples, dans un aller-retour entre un mode de pensée analytique et un mode de pensée analogique qui se complètent. Ce processus les implique, parce qu’il part d’eux-mêmes, de ce que chacun peut voir et comprendre, tout en ouvrant progressivement leur regard. Le sens du plaisir vient du plaisir du sens – du sens partagé. Les activités proposées conduisent chacun à participer à un dialogue où l’on profite de la diversité pour faire évoluer la compréhension de tous. Et la modification du regard est le début d’une identité.

 

L’enjeu pour l’enseignant, que ce soit à l’école ou à l’université, est d’inciter les apprenants à réfléchir, à faire des liens, à les argumenter… et de les accompagner dans cette recherche du sens. Quels supports variés leur offrir pour qu’ils acquièrent de nouvelles formes de questionnement et de langage afin de faire évoluer leur compréhension ? Quels défis pour stimuler leur participation ? Quelles structures d’interaction pour que chacun puisse trouver sa place ?

 

Il y a là des questions à aborder entre les enseignants/formateurs /chercheurs eux-mêmes dans leur recherche commune de pratiques à mettre en œuvre pour soutenir la formation intellectuelle de leurs élèves.

 

Ils peuvent également développer la métacognition à l’égard de leur propre pratique pédagogique. Comme le dit si bien le philosophe Paul Ricœur (1990, pp. 140-141) : « Se regarder soi-même comme un autre permet par un double regard, rétrospectif en direction du champ pratique et prospectif en direction du champ éthique, de mieux situer la visée de son action. »

 

En guise de conclusion : Qu’est-ce qui a évolué dans nos manières de comprendre l’apprentissage ?

Ce que je retiens d’abord, c’est que nous n’apprenons pas seuls. Nous apprenons par l’interaction, avec les autres et avec les outils de pensée que la culture – notre environnement – nous rend accessibles. La qualité de ces interactions dépend de la qualité de la situation – avec qui et avec quoi nous pensons – et de la manière dont nous apprenons. Elle dépend également de l’image que nous avons de nous-mêmes et de notre capacité à participer à ces interactions, voire à y contribuer de façon créative. C’est surtout par l’affectif que l’engagement cognitif et la motivation vont être suscités ; sans cette implication, l’apprentissage n’aura pas lieu. Dans un tel contexte, le « médiateur » joue un rôle essentiel, que ce soit au sein de la famille, à l’école, à l’université, au travail ou dans la société en général. C’est lui qui va mettre en place et solliciter une « culture » qui stimule et soutient ces interactions, qui s’ajuste à la diversité et qui va offrir l’accompagnement nécessaire pour que chacun puisse s’engager et trouver sa place et les outils dont il a besoin. On est, en effet, passé de la transmission à la transaction, pour viser la transformation.

 

Les individus participent ainsi à la construction – et à la reconstruction – de leur monde, et ne le reçoivent pas simplement.

 

Par la médiation de l’enseignant, les élèves acquièrent ainsi des outils de pensée (des outils culturels) qui peuvent devenir des habitudes cognitives intégrées, disponibles pour interpréter et communiquer leurs expériences. Apprendre devient apprendre à se servir d’outils intellectuels, notamment un mode critique de pensée et les concepts-clés de chaque discipline. Le « statut » des élèves en est modifié. Ils deviennent plus autonomes, ils développent leur aptitude à agir, se voient auteurs de leurs apprentissages et ont davantage confiance en eux-mêmes. La médiation, cognitive, affective et sociale, joue ainsi un rôle important dans la construction identitaire d’un élève ou la construction de l’identité professionnelle d’un étudiant.

 

Dans la perspective d’« apprendre ensemble », c’est tout le processus enseigner/apprendre qui se trouve transformé. C’est une autre vision, plus éthique et inclusive, qui le sous-tend, une autre théorie d’apprentissage qui le guide. Une telle approche pédagogique met par définition la diversité au cœur du processus, en prenant en compte, de façon authentique, les représentations de tous, tout en donnant les moyens interactifs aux apprenants de les transformer, de s’ajuster à la « culture présente ».

 

Le processus reconnaît, valorise et tire parti de la diversité pour permettre une construction collective de sens (Prud’homme, 2016). Quand les futurs enseignants ont eu cette expérience personnelle pendant leur formation, la perception de leur propre identité professionnelle évolue. Ils apprennent à mieux valoriser les apports variés des uns et des autres et à apprécier la nature culturelle du savoir. Ils ont conscience d’avoir eux-mêmes été respectés pour ce qu’ils sont. Ils ont pu vérifier la pertinence (ou non) de leurs apports personnels, s’ajuster en cours de route si nécessaire, sans être jugés « avant l’heure », et ainsi gagner confiance en eux-mêmes, se sentir plus compétents. Ils sont ainsi susceptibles de devenir plus conscients, plus sensibles à la diversité de leurs futurs élèves et plus aptes à la prendre en compte, voire en profiter.

 

Celui qui a le plus d’impact sur cette « transformation » des étudiants c’est l’enseignant /formateur/ /chercheur – dans son nouveau rôle de médiateur entre les apprenants et le savoir : Il est à la fois l’inspirateur et l’organisateur, le catalyseur et l’accompagnateur. Il sait que c’est dans l’espace relationnel que la cognition émerge.

 

Le défi est sans doute de construire une nouvelle « culture » dans nos universités et nos écoles, qui permet de réellement passer de la transmission à la transaction pour viser la transformation – la transformation des savoirs, mais également des personnes. Il serait utile de mieux comprendre ce qui permet de créer de telles « cultures », bien au-delà des « compétences professionnelles ». Ainsi, pourra-t-on mieux répondre à la vision de Jerome Bruner : « L’entrée la plus facile dans une culture se fait sans doute par le dialogue avec un de ses membres plus expérimentés… La courtoisie d’une conversation est peut-être l’ingrédient le plus important de la réussite de l’enseignement » (1971, pp. 106 – 107).

 

 

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