Bernard Hugonnier


Introduction

Si les inégalités ont toujours été une partie intégrante de la société humaine, au cours des dernières années le monde a été plus particulièrement concerné par cette question. La raison principale en est, comme l’a noté l’OCDE, que «l’inégalité dans les pays de l’OCDE ont jamais été aussi élevée depuis que nous les mesurons » (OCDE, 2015). Pour le Fonds monétaire international “l’élargissement de l’inégalité des revenus est le défi de notre temps. Dans les économies avancées, l’écart entre les riches et les pauvres est à son plus haut niveau depuis des décennies.” (FMI, 2015). Cette situation résulte du fait que le revenu réel et la richesse de la grande majorité de la population ont stagné au cours des dernières décennies, tandis que ceux des plus riches (le 1% et encore plus les 0,01% et les 0, 001%) ont augmenté fortement. Cette tendance, qui semble historique (Piketty, 2013), a évidemment des conséquences sociales et politiques de grande importance (Rosanvallon, 2016 et Allen, 2106). Il en résulte notamment parmi les populations un fort sentiment d’injustice ; ainsi en France, selon un récent sondage, 71% des personnes interrogées jugeaient la société française injuste (52% la jugeaient plutôt injuste et 19% très injuste) et 54% des personnes pensaient que cette société étaient moins juste qu’il y avait cinq années (CSA, 2016).

De nombreuses causes ont été avancées pour expliquer ce phénomène, que ce soit le système fiscal et l’acceptation par la population de salaires plus élevés pour les cadres dirigeants (Piketty, 2013) ; la dérégulation des opérations financières (Bazillier et Héricourt, 2015) ; la captation du système politique par les riches (Stiglitz, 2012) et enfin l’éducation. La vocation intrinsèque de l’éducation est de corriger les inégalités sociales. Elle n’est pas de perpétuer et encore moins d’aggraver ces inégalités. C’est pourtant le cas dans certains pays où, par exemple, en France “les étudiants les plus privilégiés ont généralement accès à une formation de meilleure qualité dans des établissements où les enseignants ont plus d’ancienneté, où les options sont plus nombreuses et où les études sont plus longues”(Dubet, 2014)

Il semble donc important de s’intéresser aux inégalités dans le domaine de l’éducation. Dans ce contexte, l’objectif étant d’éliminer ces inégalités (Hugonnier, 2016), on peut se demander comment pourrait se définir une éducation juste, ou en d’autres termes ce que pourrait être une justice éducative au même titre qu’il existe une justice sociale et une justice économique[1], deux impératifs qui guident les démocraties avancées. La première partie de cet article se penchera sur cette question. La deuxième partie essayera de qualifier les principaux facteurs qui sont à l’origine de l’échec de la justice éducative. La troisième partie réfléchira aux moyens d’instaurer une véritable justice éducative.

 

Définition de la justice éducative

Comme le note John Rawls, « La justice est la première vertu des institutions sociales, comme la vérité est celle des systèmes de pensée. …Si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes » (Rawls, 1987, page 29). Il en va ainsi évidemment de l’éducation qui est une des principales institutions sociales. Or l’éducation est de nos jours encore insuffisamment équitable (mesurée par la capacité de l’école à compenser l’impact du milieu social des élèves sur leurs résultats scolaires) et ce notamment dans les pays développés (voir la seconde partie ci-dessous). La justice éducative doit donc devenir un objectif permanent pour les systèmes éducatifs au même titre que la qualité, l’efficacité ou encore l’efficience.

Reste à déterminer les objectifs que l’on veut atteindre en développant la justice éducative. En matière de justice en générale, on a mis récemment en avant les objectifs suivants : maximiser le bien-être, respecter la liberté, promouvoir la vertu et défendre l’égalité (Sandel, 2016). On peut donc examiner si ces objectifs valent également pour penser la justice éducative.

En suivant le premier objectif, c’est-à-dire une approche utilitariste, l’éducation serait offerte aux élèves afin que la somme de leurs utilités individuelles, présentes et futures, mesurées cardinalement, soit la plus grande. Cette approche pose problème car elle est bâtie sur des hypothèses peu réalistes : il faudrait, en effet, pour qu’elle soit applicable, qu’il soit possible de mesurer l’utilité d’une quantité donnée d’éducation et qu’une même utilité soit attachée à une quantité identique d’éducation par tous les individus. Par ailleurs, cette approche conduirait à une « distribution » d’éducation qui favoriserait les élèves des classes supérieures car l’éducation dans cette catégorie est souvent davantage valorisée que dans les autres classes. La justice, que l’on nomme dans ce cas attributive (Rawls, 1987), ne peut donc pas être retenue comme le principe pouvant valoir en matière d’éducation. Le principe sous-jacent dans cas serait ainsi une éducation « à chacun selon ce qu’il produit «

Avec le second objectif, celui du respect de la liberté, on s’oriente vers la philosophie libertarisme, favorable à un Etat minimal pour lequel les inégalités économiques ne sont pas injustes tant que deux conditions sont remplies : en premier lieu, que celui qui a gagné beaucoup d’agent soit le propriétaire légitime des ressources initiales qu’il a investies et, en second, que les transactions réalisées pour ce faire aient été librement consenties (Nozick, 1988). A l’évidence, un Etat minimum se limitant à la protection des personnes, contre les violences, le vol, les fraudes et à l’application des contrats, toute autre action étant illégitime (un Etat « veilleur de nuit » suivant l’expression de Nozick), est incompatible avec une école publique et en conséquence avec toute application d’une quelconque justice[2] puisque l’éducation qui résulterait d’une telle approche serait, en quelque sorte, « à chacun selon ses moyens financiers ».

La troisième approche promeut la vertu et pose la question de savoir s’il faut donner à chacun une éducation au regard de ce qu’il lui est dû ou de ce qu’il mérite. Examinons le premier cas On peut considérer que le premier objectif en matière d’éducation est de donner, à tous les enfants d’une même classe d’âge, accès à l’école pendant une durée déterminée (la règle actuelle dans le monde est en général de 8-9 années, soit jusqu’au la fin de l’éducation secondaire du premier degré). Il s’agit là d’une justice commutative, au sens où ce que reçoit l’un peut être strictement échangé avec ce que reçoit l’autre, sans léser quiconque. L’approche ici suivie est « à chacun le même dû ». Si elle permet une massification de l’éducation, cette approche mène-t-elle à une éducation qui soit véritablement juste ? Telle serait la situation si toutes les écoles offraient une éducation d’une qualité identique. Or, ce n’est pas le cas, que l’on soit d’ailleurs dans un pays développé ou en développement. En effet, quels que soient les efforts qu’il a pu développer pour garantir une offre éducative identique dans toutes ses écoles, aucun pays ne peut aujourd’hui prétendre être arrivé à un tel objectif.

Mais supposons que cette condition d’égale qualité d’éducation soit remplie, cela suffirait-il pour que la justice éducative soit garantie ? Telle serait la situation si l’école pouvait en toute occasion compenser l’impact du milieu social des élèves sur leurs performances scolaires afin de garantir l’égalité des chances de chacun. A nouveau, c’est loin d’être toujours le cas (voir la partie 2 ci-dessous). En effet, pour garantir l’égalité des chances, il convient d’accorder à ceux qui débute leur scolarité avec un certain désavantage (moindre maîtrise de la langue et des codes sociaux, et moindre culture générale) une aide spécifique leur permettant de compenser leur handicap initial. On peut parler alors de justice distributive, chacun recevant une éducation suivant ses besoins. Cela nécessite évidemment de pouvoir mesurer les besoins de chacun et de disposer de moyens financiers suffisants pour les satisfaire tous.

Considérons le second cas, c’est-à-dire donner une éducation « à chacun selon son mérite ». Dans une telle approche, les élèves les plus méritants ont droit à la meilleure éducation qui puisse être offerte. Il s’agit là encore d’une justice distributive. Cette justice n’est pas aisée à mettre en œuvre en général[3] , et c’est également le cas dans le domaine de l’éducation. En effet, comment mesurer les mérites et faire accepter par tous les conséquences qui en résultent (ceux ayant de faibles mérites recevant peu et inversement) ? Si, par exemple, le mérite est mesuré par l’intensité du travail, cette dernière n’est-elle pas liée aux capacités intellectuelles de l’élève qui, elles, ne relèvent pas du mérite Autre exemple,   deux élèves doivent résoudre un problème de mathématiques : celui qui est moins doué mettra plus de temps, de sorte que l’on pourra récompenser son plus long labeur. Mais il peut se trouver que le plus capable, passionné par les mathématiques, y travaillent des heures tandis que l’autre se lasse rapidement. Faudra-il récompenser le mérite du plus capable ?

Il semble donc que les trois premières approches suivies pour penser la justice sociale et la justice économique (maximiser le bien-être, respecter la liberté et promouvoir la vertu) ne soient pas réellement idoines pas penser la justice éducative. Reste la dernière : défendre l’égalité, soit une éducation « à chacun selon ses droits ». Cette approche fut développée par John Rawls.

Pour résoudre les problèmes de la justice sociale, John Rawls avait imaginé la situation hypothétique suivante : dans une situation originelle, personne ne connaitrait « sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, … le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l’intelligence et la force » (Rawls, 1987). Les membres de cette société aurait alors à choisir les principes guidant la répartition des biens que Rawls appelle « premiers » et qui sont soit naturels, comme la santé et le talent, soit sociaux comme les libertés fondamentales (droit de vote, liberté d’expression, de conscience, de propriété personnelle, protection contre l’arrestation et la dépossession arbitraires), les chances d’accès aux positions sociales, et enfin les avantages économiques (revenu, richesse, pouvoirs, prérogatives, loisirs). Comme les conditions de cette situation originelle sont équitables (au sens où elles sont les mêmes pour tous), Rawls en conclut que les principes guidant la répartition des biens premiers, qui seront choisis, conduiront à une justice distributive qui serait non pas équitable », mais à une « justice comme équité «  (justice as fairness) (Rawls, 1987).

Selon Rawls ces principes seraient les suivants : le premier garantirait à tous l’égalité des libertés fondamentales, données plus haut (appelons-le « principe de liberté ») ; le second peut-être décomposé en deux dont l’un garantirait à tous la même probabilité d’accès aux diverses positions sociales (principe « d’égalité équitable des chances »), et l’autre établirait que si la situation de chacun en termes de biens premiers devait s’améliorer, cela devrait être plus vrai encore pour les plus défavorisés ; d’où le nom de « principe de différence », principe selon lequel les inégalités économiques et sociales sont justifiées tant qu’elles bénéficient aux plus défavorisés[4].

On peut tenter d’appliquer cette approche au domaine de l’éducation. Le premier principe (celui de liberté) est dans ce domaine évidemment acquis, au moins pour l’essentiel dans les pays développés. Le second (l’égalité équitable des chances) l’est beaucoup moins. Il ne suffit pas, en effet, de donner à tous les élèves une offre éducative identique (ce qui conduit à l’égalité des chances) pour que l’éducation soit partout de la même qualité, condition pour arriver à une égalité des chances qui soit équitable. Prenons l’exemple d’écoles publiques et privées dans lesquelles les enseignants auraient reçu la même formation et percevraient la même rémunération. Les écoles publiques sont en général majoritairement fréquentées par des élèves de classes sociales moins élevées que les élèves dans les écoles privées. Les parents de ce second groupe d’élèves sont souvent plus réactifs en suivant davantage la vie scolaire de leurs enfants, leurs résultats, leur assiduité et leur travail à la maison (UNESCO, 2011). Par ailleurs, les écoles privées disposent de plus d’autonomie dans le choix des programmes et l’affectation des ressources (OCDE, 2011). Il en résulte que, tant dans les pays en développement que développés, au sein des écoles privées, les performances des élèves sont supérieures à celles des élèves dans les écoles publiques.

Certes, si l’on prend en compte l’origine sociale des élèves, cette différence s’atténue dans tous les pays de l’OCDE à trois exceptions près sur 48 (OCDE, 2011), ce qui montre que le regroupement d’élèves issus de milieux favorisés dans un même établissement tire vers le haut leurs performances. Mais l’effet inverse se fait également sentir : le niveau social des élèves de milieux modestes regroupés dans un même établissement tire vers le bas leurs performances. D’où l’importance d’assurer une certaine hétérogénéité sociale au sein des établissements si l’on veut arriver à une certaine égalité équitable des chances. En d’autres mots, si le déterminisme social des élèves d’origine modeste, n’est pas compensé par l’école, l’égalité des chances n’est pas un objectif qui peut être atteint. Il en résulte que les inégalités sociales, qui devraient être réduites par l’école, sont en réalité au mieux perpétuées par l’école et au pire aggravées.

Analysons maintenant l’application du principe de différence de Rawls au domaine de l’éducation. Selon ce principe, dans le cas où le niveau général de la qualité de l’éducation s’élève, la qualité de l’éducation devra s’accroître encore davantage pour les plus défavorisés.

Dans un sens, l’école qui résulterait de l’application de ce principe serait juste puisqu’elle donnerait la meilleure éducation aux plus déshérités. Mais en résulterait-il pour autant une éducation qui serait également «juste» ? Il en serait ainsi si les systèmes éducatifs étaient «parfaits[5] », c’est-à-dire s’ils ne souffraient d’aucune imperfection. Les imperfections dont il est question sont les suivantes : l’inégalité, la ségrégation, la partialité, l’iniquité et la disparité.

  • L’inégalité : les performances des élèves sont pour beaucoup tributaires de l’établissement fréquenté.
  • La ségrégation : les jeunes d’origine modeste sont plus orientés vers les formations professionnelles que les autres pour la simple raison qu’ils sont d’origine modeste.
  • La partialité : les enseignants ont tendance à sous estimer les performances des élèves modeste.
  • L’iniquité : l’impact du milieu social sur les performances des élèves n’est pas compensé par l’école, de sorte que les élèves d’origine modeste ont des performances scolaires inférieures à celles des autres élèves.
  • La disparité : deux cursus ou deux diplômes de nature identique n’offrent pas les mêmes débouchés (manque d’égalité de résultats).

A supposer que le principe de liberté prévale de même que celui d’égalité équitable des chances, l’école juste, à laquelle mène le principe de différence de John Rawls, ne peut en conséquence pas conduire à une éducation juste. La justice éducative ne peut donc être bâtie sur ces principes contrairement à la justice sociale. C’est là une différence majeure.

La définition que nous proposons de la justice éducative est donc la suivante : dans un pays pour qu’une justice éducative prévale il convient que le principe de liberté, celui d’égalité équitable des chances et celui de différence soient respectés et que le système éducatif soit parfait, c’est-à-dire qu’il ne souffre d’aucune imperfection, telles que l’inégalité, la ségrégation, la partialité, l’iniquité et la disparité.


Mesure des imperfections des systèmes éducatifs

Considérons donc une à une les cinq imperfections des systèmes éducatifs pour prendre la mesure de leur importance relative à l’égard de la justice éducative.

L’inégalité : les performances des élèves sont pour beaucoup tributaires de l’établissement fréquenté

L’influence que peut avoir un établissement sur les performances d’un élève est déterminante. C’est la raison pour laquelle nombre de parents développent des stratégies de toute nature pour éviter tel établissement et au contraire pour que leur enfant puisse être accueilli par tel autre. Si dans les pays développés, les écoles privées sont très prisées, il en va de même dans les pays en développement à une différence près qui est que dans ce cas il y a les écoles pour les familles aisées qui sont chères et efficaces et les écoles à bas prix et souvent sans aucune efficacité pour les familles modestes. Ce n’est pas dans ce dernier cas pour fuir l’école publique mais simplement pour la remplacer parce qu’elle n’existe pas. Un exemple typique d’une telle situation est ce que l’on appelle en Haïti les écoles « borlette », qui sont illégales comme la loterie du même nom, mais qui, encore trop souvent, sont les seules écoles disponibles dans les quartiers déshérités et les campagnes éloignées (Croisy, 2014).

Suivant les enquêtes PISA de 2012, auxquelles 64 pays ont participé, 37% des variations totales des performances en mathématiques des élèves des pays de l’OCDE étaient observées entre les établissements et 63% au sein des établissements (OCDE, 2013). L’hétérogénéité des performances au sein d’un établissement est une situation souhaitable puisqu’elle indique une hétérogénéité des origines sociales et des capacités des élèves, ce qui est préférable à une situation où l’on trouverait regroupés, comme on vient de le voir, dans un même établissement tous les meilleurs élèves ou tous les élèves en difficulté. En revanche, une hétérogénéité importante entre les performances des établissements établie que l’établissement où on étudie peut avoir une influence déterminante sur ses propres performances. Dans certains pays, cette influence est telle qu’elle est plus forte que celle exercée par le milieu social propre de l’élève sur ses résultats.

 

La ségrégation : Les jeunes d’origine modeste sont plus orientés vers le professionnel que les autres pour la simple raison qu’ils sont d’origine modeste

Le déterminisme social dans l’orientation des élèves œuvrent sur deux fronts : d’abord au niveau des parents, qui considèrent souvent que si leur enfant est d’origine modeste il doit s’orienter vers le professionnel à moins qu’il ait de très bons résultats. Par exemple, en France une orientation se fait à l’entrée du lycée (high school). Trois possibilités sont offertes : des études classiques (dites « générales ») ; des études technologiques et des études professionnelles. Les études les plus « nobles » sont les études classiques et technologiques et celles considérées comme relevant d’une certaine relégation sociale, les études professionnelles. Les parents peuvent émettre des vœux, le dernier mot revenant aux enseignants. Suivant les statistiques disponibles, lorsqu’un enfant d’ouvrier qualifié ou non qualifié a des notes supérieures à 12, dans plus de 84% des cas ses parents demandent qu’il rentre au lycée général ou technologique ; mais s’il a une note inférieure à 10, alors ce pourcentage tombe à respectivement 37% et 30% contre 66% pour un enfant d’un cadre, d’un enseignant ou d’un chef d’entreprise. On pourrait alors penser qu’au vu des écarts importants entre les vœux des parents, les enseignants corrigeraient à la hausse ces vœux lorsque les enfants ont des niveaux scolaires qui devraient leur permettre d’accéder à un cursus scolaire plus élevé (DEPP, 2007). Or il n’en est rien, de sorte que l’institution scolaire, alors qu’elle en a les moyens, ne fait qu’entériner le déterminisme social préétabli qui conduit in fine à une ségrégation sociale.

 

La Partialité : Les enseignants sous estiment parfois les performances des élèves d’origine modeste

L’explication qui est donnée de ce phénomène est que les enseignants peuvent souffrir de certains stéréotypes vis-à-vis des capacités des élèves selon la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Ils cherchent donc, en écoutant les élèves, les éléments confortant ce qu’ils en pensent. De leur côté, les élèves, connaissant les a priori de l’enseignant à leur égard, ont inconsciemment tendance à se comporter comme ce dernier s’y attend, de sorte que se développe un phénomène de prophétie auto-réalisatrice, connu sous le nom d’effet pygmalion. Pour ceux qui l’ont vécu, cet effet est réel et constitue un frein important à l’égalité des chances (Channouf, 2010). Les études empiriques montrent que cela est surtout le cas pour les groupes sociaux stigmatisés (Jussim & Harber, 2005).

L’iniquité : l’impact du milieu social sur les performances des élèves n’est pas compensé par l’école, de sorte que les élèves d’origine modeste ont des performances scolaires inférieures à celles des autres élèves.

Le tableau ci-dessous établit les relations qui existent entre le niveau de performances des élèves dans l’enquête PISA de 2012 en mathématiques et le niveau d’équité des systèmes éducatifs (un système éducatif est considéré comme équitable lorsque l’impact du milieu social des élèves sur leurs performances est compensé par l’école).


Tableau 1 – Niveau d’équité des pays dans l’enquête PISA 2012

 

Comme on peut l’observer, les pays de l’OCDE, où l’équité est supérieure à la moyenne de l’ensemble des pays observés, sont au nombre de 18 contre 13 où l’équité est inférieure à la moyenne. Ce résultat est donc positif. Mais on peut observer que les pays hors de l’OCDE sont plus nombreux à avoir une équité supérieure à la moyenne (23 contre 18), et moins nombreux à avoir une équité inférieure à la moyenne (4 contre 8), alors que leur nombre total est inférieur (27 contre 30).

La disparité : deux cursus ou deux diplômes de nature identique ne mènent pas aux mêmes débouchés (inégalité de résultats).

On peut faire valoir qu’un même diplôme, à partir du moment où il est discerné par telle ou telle institution, n’aura pas les mêmes conséquences pour la carrière de l’impétrant. Ainsi, un Master d’une université se trouvant dans le haut des classements internationaux a évidemment beaucoup plus de poids pour n’importe quel employeur potentiel du monde entier qu’un Master d’une université se trouvant au milieu de ses classements.

La puissance de la renommée des institutions de nos jours explique les raisons pour lesquelles ces dernières font tout pour la protéger et la développer à travers des politiques d’excellence visant à recruter les meilleurs enseignants et à sélectionner les meilleurs étudiants. Cet appariement sélectif leur garantit de rester au plus haut niveau dans les classements internationaux. Ce système relègue tous ceux qui n’ont pas accès à cette « excellence » élitiste sans qu’il soit prouvé qu’il en résulte un bien pour la société alors qu’une excellence sociale, permettant à chacun d’atteindre son propre niveau d’excellence, serait préférable (De Ketelle et alii, 2016).

Le tableau suivant résume l’impact sur la justice éducative des six imperfections des systèmes éducatifs tel que l’on a pu le mesurer dans les paragraphes précédents.

 

Tableau 2 – Imperfections des systèmes éducatifs et leur impact sur la justice éducative

A la lecture de ce tableau, il apparaît que la ségrégation, l’iniquité et l’inégalité soient les imperfections qui ont le plus fort impact négatif sur la justice éducative.

 

Comment instaurer une justice éducative

Nous avons donc proposé en première partie la définition suivante de la justice éducative : dans un pays pour qu’une justice éducative prévale il convient que le principe de liberté, celui d’égalité équitable des chances et celui de différence soient respectés et que le système éducatif soit parfait, c’est-à-dire qu’il ne souffre d’aucune imperfection, c’est-à-dire qu’il ne souffre d’aucune imperfection telles que l’inégalité, la ségrégation, la partialité, l’iniquité et la disparité.

Cette justice peut paraître utopique. Cependant, l’analyse des conditions sous lesquelles elle peut prévaloir est d’un point de vue théorique d’une valeur certaine. Cette possibilité peut être mise en pratique en étant éthiquement ou moralement juste. L’éthique relève du contingent (les faits du moment) et les règles reconnues comme justes sont établies à partir d’un raisonnement. Avec la morale la justice est d’ordre transcendantal car c’est une autorité (religieuse ou étatique) qui établit les règles. Le respect qu’inspire cette autorité imminente et la peur de la transgresser conduisent souvent à une obéissance générale.

 

Tableau 3 – Nature de la justice éducative

Examinons les deux cas. On le fera en supposant que le premier principe de Rawls (celui de liberté) prévaut dans les deux cas, et que les conditions permettant au second principe (l’égalité équitable des chances) sont réunies à chaque fois, pour nous concentrer sur l’application du principe de différence.

Avec la justice éthiquement juste, comme noté dans la première partie, si, en application de ce principe l’école est juste, puisqu’elle donne la meilleure éducation aux plus modestes, il n’en résulte pas nécessairement une éducation qui soit également juste, les cinq principes énoncés plus haut n’étant pas automatiquement respectés. Les raisons en sont les suivantes:

Le principe d’égalité n’est pas toujours respecté : en effet, les élèves d’origine modeste peuvent toujours regroupés dans les mêmes établissements, de sorte que leurs performances sont forcément influencées par l’origine socio-économique de ces établissements, c’est-à-dire par la somme de leurs propres origines socio-économiques, ce que la plupart des établissements actuellement peinent à compenser. Le principe d’inclusion (non ségrégation) n’est pas non plus toujours respecté : on remarque, en effet, que souvent les familles modestes expriment des vœux modestes pour l’orientation de leurs enfants même lorsque ces derniers ont des capacités certaines. Le principe d’impartialité n’est pas non plus totalement respecté, les enseignants pouvant toujours avoir tendance à sous évaluer les performances des élèves d’origine modeste à cause des forts stéréotypes dont ils souffrent. Le principe d’équité risque également de ne pas toujours être respecté ; cela est le cas lorsque, malgré la qualité des enseignants, ces derniers ne savent pas suffisamment comment compenser les manques des jeunes issus des milieux défavorisés que ce soit dans le domaine du langage, des codes ou de la culture en général. Enfin, le principe de non-disparité risque lui aussi de ne pas être respecté pour la simple raison que les employeurs ont toujours tendance à valoriser davantage les diplômes acquis par les jeunes issus des classes supérieures sortant des meilleures institutions.

Pour répondre à ces difficultés, on peut s’inspirer de l’approche développée récemment par Amyarta Sen (Sen 2011). Sen propose de relativiser le concept de justice sociale dans une séries d’approches comparatives, pour montrer qu’il peut être « le fruit d’institutions et de comportements humains, ce qui lui confère une grande variété de formes » (Sen, 2011, page 32).

Dans le domaine de l’éducation, les institutions (ministère, académies, écoles, collèges, lycées, universités, recteurs, inspecteurs, chefs d’établissement, professeurs, etc.) jouent un rôle primordial. Ces institutions peuvent aisément faire pencher le fléau de la balance dans un sens plus propice à la justice ou au contraire fermer les yeux et laisser le déterminisme social suivre son inexorable cours. Les comportements humains peuvent aussi, à l’évidence, construire peu ou prou une éducation plus juste. Comme on peut s’y attendre, puisqu’avec l’éducation il s’agit de bâtir l’avenir de leurs enfants, les comportements des parents ne sont guère empreints de beaucoup de solidarité et d’entraide à l’égard d’autrui, tout au contraire. D’ailleurs, quel parent accepterait de laisser la première place à un autre enfant, de sorte que le sien propre n’aurait qu’un strapontin ? Le chacun pour soi est donc la règle dans le monde de l’éducation, ce qui n’empêche pas que tous, dans le même temps, réclament davantage de justice éducative.

En suivant l’approche de Sen, quelles conditions devraient alors être remplies par les institutions et les personnes pour atteindre une véritable justice éducative, i.e. pour que l’école juste conduise à une éducation juste ?

 

Reprenons les arguments :

  • Le principe d’égalité ne sera pas totalement respecté : en effet, les élèves d’origine modeste étant souvent regroupés dans les mêmes établissements, leurs performances sont forcément fonction de l’origine socio-économique de ces établissements. Il faudrait alors que les institutions fassent en sorte qu’une mixité sociale entre les diverses classes sociales soit respectée dans les établissements où se trouvent les jeunes issus de classes modestes.
  • Le principe d’inclusion (non ségrégation) n’est pas non plus totalement respecté : on remarque, en effet, que souvent les familles modestes expriment des vœux modestes pour l’orientation de leurs enfants même lorsque ces derniers ont des capacités certaines. Il conviendrait que les autorités scolaires corrigent ces vœux pour orienter ces élèves vers des parcours plus riches.
  • Le principe d’impartialité n’est non plus totalement respecté, les enseignants pouvant toujours avoir une tendance à sous évaluer les performances des élèves d’origine modeste à cause de forts stéréotypes. Il faudrait donc compter sur un changement de comportement significatif des enseignants grâce notamment à une formation donnée par des psychologues aguerris expliquant les dangers de ces stéréotypes et leur manque total de fondement.
  • Le principe d’équité risque également de ne pas toujours être respecté ; c’est le cas lorsque, malgré la qualité des enseignants, ces derniers ne savent pas comment compenser suffisamment les manques des jeunes issus de milieux défavorisés que ce soit dans le domaine du langage, des codes ou de la culture en général. C’est évidemment la tâche la plus ardue pour les institutions. Mais c’est vraisemblablement par des actions dès l’école maternelle que des « compensations » peuvent prendre place. Il faut également qu’à l’école primaire, dès que les élèves montrent des faiblesses, qu’ils soient pris en main par des enseignants spécialisés.
  • Enfin, le principe de non-disparité risque lui aussi de ne pas être respecté pour la simple raison que les employeurs auront vraisemblablement tendance à valoriser davantage les diplômes acquis par les jeunes issus des classes supérieures. Dans le cas où une grande mixité sociale existe dans les établissements scolaires et universitaires, cette tendance diminuera naturellement d’elle-même.

 

Considérons, en second lieu, la justice moralement juste et comme exemple la morale chrétienne. Peut-on tirer de ses préceptes que la meilleure éducation devrait être réservée aux plus démunis ? Vraisemblablement, les deux règles, qui paraissent être les plus pertinentes pour l’éducation dans la morale chrétienne, sont la miséricorde et la charité. Il semble difficile d’établir que ces règles conduisent naturellement à une égalité équitable des chances en matière d’éducation et à une offre d’éducation pour les plus démunis qui soit de qualité supérieure.

Cependant, dans les années 1960-1970, la Conférence Episcopale d’Amérique latine et des Caraïbes a commencé à donner une priorité aux plus pauvres en développant l’usage de l’expression « option préférentielle pour les pauvres » ; expression qui fut ensuite intégrée officiellement dans l’enseignement social de l’Eglise par Jean-Paul II (Durand, 2012).

Dans son texte Laudato Si, le Pape François, en soulignant « l’obligation de défendre et de promouvoir le principe du bien commun » (François, 2015, page 121), a repris cette expression : « le principe du bien commun a immédiatement comme conséquence logique et inéluctable, un appel à la solidarité et à une option préférentielle pour les plus pauvres » (Ibid). On peut en déduire qu’il faut instruire en priorité les plus démunis puisque c’est bien en ce faisant que l’on fait montre de l’option préférentielle pour les pauvres. Leur offrir la meilleure éducation, au sens où l’entend Rawls – c’est-à- dire en créant une inégalité en faveur des plus défavorisés (le principe de différence) – peut également être considéré comme envisagé par l’option préférentielle.

 

Conclusion

La justice sociale et la justice économique ont depuis longtemps été étudiées et mises en avant comme impératifs devant guider les sociétés démocratiques. Il est temps qu’il en soit de même pour la justice éducative.

La thèse que nous avons avancée est que pour que dans un pays une justice éducative prévale il convient que les trois principes de John Rawls (principes de liberté, d’égalité équitable des chances et de différence) soient respectés et que le système éducatif soit parfait, c’est-à-dire qu’il ne souffre d’aucune imperfection telles que l’inégalité, la ségrégation, la partialité, l’iniquité et la disparité. Nous avons tenté de mesurer l’importance de ces cinq imperfections.

La justice sociale telle que nous l’avons définie peut prévaloir suivant deux approches : l’une où elle est éthiquement juste et l’autre où elle est moralement juste. Dans le premier domaine, on aurait pu croire que l’application des trois principes de John Rawls au domaine de l’éducation pouvait suffire pour conduire à une justice éducative. En réalité, il n’en est rien car même dans ce cas, comme on a pu le montrer, la plupart des imperfections des systèmes éducatifs perdurent. Il faut donc compléter l’application de ces principes par d’autres allant dans le sens de Amartya Sen selon lequel les institutions et les comportements des individus ont des rôles importants à jouer, ce que garantit l’application des cinq principes essentiels suivants : celui d’égalité, d’inclusion, d’impartialité, d’équité et de non-disparité. Ainsi arrive-t-on à développer une véritable justice éducative, au sens où l’école juste mène à une éducation juste. Dans le domaine de la justice moralement juste, on a montré que l’option préférentielle pour les pauvres, soutenue par l’Eglise depuis les années 1960-1970 et rappelée récemment par le Pape François, pouvait être interprétée comme allant dans le sens du principe de différence de Rawls de sorte qu’une véritable justice éducative peut également s’affirmer dans ce cas..

 

Références
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[1] La justice sociale est « fondée sur l’égalité des droits pour tous les peuples et la possibilité pour tous les êtres humains sans discrimination de bénéficier du progrès économique et social partout dans le monde » (Nations-Unies, 2016). La justice économique n’est pas un principe strictement reconnu, mais elle résulte d’un ensemble de règles normatives généralement respectées comme le fait que toute peine mérite salaire ; un contrat de travail doit être signé entre l’employeur et l’employé, le respect des lois sociales par l’employeur, l’interdiction du travail des enfants, l’égalité des genres pour les rémunérations, l’égalité de tous pour créer des entreprises, la protection de toute propriété, etc.
[2] S’adressant à la question de la justice, Nozick énonce « qu’une distribution est juste si tout le monde est habilité à la possession des objets qu’il possède selon le système de possession. » (Nozick, 1988, page 189). Par récurrence, on pourrait penser qu’une « distribution de l’éducation est juste si tout le monde est habilité à l’éducation qu’il a reçue selon le système éducatif en vigueur ».
[3] Aristote, qui a été le premier à en parler, avait déjà noté que « les contestations et les plaintes naissent quand, étant égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non égales, ou quand les personnes n’étant pas égales, leurs parts sont égales » (Aristote, 2008).
[4] Rawls associe respectivement ces trois principes à ce qu’il appelle « les idées traditionnelles » : liberté, égalité et fraternité (Rawls, 1987, page 136)
[5] Ce concept est emprunté à la théorie économique qui considère que les marchés sont parfaits lorsqu’ils ne souffrent d’aucune imperfection comme l’asymétrie d’information, les monopoles, où des externalités