Noura Khoury-Hanna


Abstract

Dans un premier temps, il sera question de soumettre à l’élucidation la relation envisagée comme fondement de l’éducation. Dans un second mouvement, une prospection discursive traitera de la manière dont l’éducateur vit cette relation à l’autre. Nous traverserons la perspective de l’altérité et de l’hétérogénéité pour une confrontation avec la question de la singularité.
Le jeune ou l’élève rencontré dans l’espace scolaire ou éducatif arrive avec ses propres mondes constitués à partir du lieu de ses appartenances familiales ou culturelles. Il vient aussi avec une fatigue physique et/ou morale, des émotions difficiles telles que la colère voire la révolte, la peur, une histoire où peuvent se vivre le « Katastrophê », l’épiphanie, etc. Une relation attentive aux différents mondes de l’autre correspond à ce que nous appelons la relation écologique ou l’écorelationnalité.
Une ouverture à ce que nous nommons la relation de sollicitude sera utile, et ce, à la fois comme concept et comme expérience. Dans la relation en éducation, nous discuterons de la façon dont, dans le quotidien de la classe ou d’autres espaces de l’éducation, cette pédagogie de la « sollicitudo » représente une pédagogie de miséricorde qui ne s’arrête pas au stade constitué par le fait de « prendre soin de l’autre » mais se risque dans « le conduire vers » comme intentionnalité éducative en vue d’une reconnaissance de la dignité de chacun dans un monde commun et non uniforme.
Les lieux institutionnels deviennent, par l’expérience de la sollicitude pédagogique, un espace d’expérience partagé au quotidien et dans l’avènement de la construction d’un monde juste où chacun trouve sa place en tant que semeur d’humanité.

 

Amorce

Notre discours se développera dans une mise en réflexion du lieu de nos pratiques en tant qu’éducateur spécialisé pour jeunes adolescents, thérapeute rogérien, enseignant dans une Faculté d’Education. À travers nos engagements en tant que travailleur social, enseignant et thérapeute, cette relation prend le qualificatif de « relation éducative », « relation pédagogique » ainsi que d’« alliance thérapeutique ». Il se prolongera aussi à partir du lieu de nos recherches qui s’inscrivent dans un détour philosophique par les sources chrétiennes qui nous permettent d’énoncer que la question de l’autre est présente au cœur de la relation en éducation et que cette question n’est pas seconde mais première.

Notre prospection discursive traitera en premier de la relation envisagée comme fondement de l’éducation. Nous ne prétendons pas que la relation soit fondamentale mais plus précisément fondatrice. Cette relation s’expérimente dans l’éducation comme pratique, fonction et discours sociaux.

Dans un second mouvement, il sera question de soumettre à l’élucidation la manière dont l’éducateur vit cette relation à l’autre dans la sollicitude comme justice et miséricorde. Nous présenterons une classification des différentes formes de sollicitude.

Nous discuterons dans une troisième séquence de la perspective de l’altérité en posant la question de la différence et de la tolérance, puis de l’hétérogénéité en formulant avec François Jullien la question de l’écart et de la ressource commune et enfin la singularité – qui est vécue mais oubliée dans le discours des éducateurs alors que cela constitue leur quotidien- en posant la question de la relation « en biais » selon Merleau-Ponty et du travail commun dans le paradoxe que Pascal nomme « les étonnantes contrariétés ». La sollicitude pédagogique sera présentée à la fois comme concept et comme expérience.

 

La relation sociale en éducation

Dans le dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey définit le mot latin « relatio » comme l’action de référer, de reporter, de rapporter ou de témoigner de quelque chose ou de quelqu’un à quelqu’un. Il est loin de cette forme de dynamique d’échanges que nous lui prêtons. Il s’agit dans cette étude, moins de formaliser ce terme que de lui donner un contenu. Il y a dans cette élucidation de la notion de relation, deux termes qui se médiatisent : celui du lien et celui du mouvement vers. La philosophie en éducation pose la question de l’autre, de la reconnaissance mutuelle et de l’intentionnalité éducative. La relation comme action désignera dans ce cadre philosophique un rapport réel de connivence, de dépendance et de réciprocité entre deux choses ou deux personnes. Comment la relation s’exprime en éducation ?

Dans une proximité intelligente avec Guy Berger[1], nous proposons trois niveaux de lecture de l’éducation.

Premier niveau de lecture: l’éducation est une pratique sociale. Cela suppose qu’il n’existe pas de société connue dans laquelle ne se soient pas constitués, de manière plus ou moins formelle, de manière plus ou moins constante, un certain nombre d’opérations ou d’actions qui ont pour objet, de produire la transformation de ses membres, adultes et enfants. A cet égard, tout ce qui est de l’ordre de la formation politique, de la mise en place de systèmes religieux, comprend une décision, une dimension éducative ; c’est-à-dire une pratique transformatrice des acteurs qui sont effectivement en présence.

Dire qu’il s’agit d’une pratique sociale fait surgir trois notions importantes : ce sont respectivement les pratiques multiples, la situation ou le contexte et le phénomène de l’altération-interaction. L’éducation est une pratique sociale parce qu’elle a à faire avec une diversité de pratiques éducatives particulières et multiples qui se déroulent dans des conditions spécifiques en termes d’espace et de temporalité. Ces pratiques sont liées à des situations différentes, à des groupes sociaux définis, à des classes sociales déterminées ou à des groupes d’âges différents. L’éducation en tant que pratique sociale met aussi en jeu et en interaction des objets et des acteurs. Elle se traduit par des interactions entre ces acteurs ou entre ces objets et ces acteurs. Toutes ces pratiques interactives visent l’altération ou la transformation mutuelle des acteurs en présence, des opérations qui mettent en jeu l’identité et la permanence de chacun. Ces pratiques interactives sont étudiées comme une relation éducative

Deuxième niveau de lecture : l’éducation est une fonction sociale. Dans le précédent niveau de lecture, les notions de diversité et de multiplicité étaient essentielles dans le cadre d’un acte de transformation, d’interaction. Au contraire, envisager la fonction sociale de l’éducation, c’est situer celle-ci comme une pratique extrêmement spécifique, qui viserait un objectif ou un but lui-même très spécifique. Dans toutes les sociétés, la fonction sociale majeure attribuée à l’éducation est la fonction dite de socialisation ; c’est-à-dire d’adhésion, d’intériorisation, d’appropriation, d’un certain nombre de pratiques sociales en vue d’une forme d’accomplissement de la réalité humaine et sociale.

Deux notions sont posées a priori pour penser la fonction sociale de l’éducation : l’inachèvement et l’éducabilité de chaque sujet. Kant a introduit ses réflexions sur l’éducation en postulant, qu’à la différence de l’animal créé par la providence muni de tous ses appareils comme un être parfait qui est et n’a à devenir que dans une forme d’adaptation physiologique et spatiale, l’être humain, par contre, « est la seule créature qui doive être éduquée. Par éducation on entend, en effet, les soins (l’alimentation, l’entretien), la discipline, et l’instruction avec la formation “Bildung”. Sous ce triple rapport l’homme est nourrisson, – élève, – et écolier » (Kant, 1974, p. 69).

Dès lors que l’éducation est considérée comme une fonction sociale, elle est analysée comme une action intentionnelle. Elle met en évidence l’existence de tout un ensemble de personnes qui sont chargées, investies d’une tache éducative ; pour ne citer que les parents, les enseignants, les éducateurs, les personnes qui s’occupent d’enfants en difficulté, qu’il s’agisse de handicaps moteurs, sociaux, ou psychologiques ou encore psychosociologiques. Nous nommons la relation d’éducation ou encore la relation pédagogique, la nature de relation qui s’institue entre l’éducateur et l’éduqué.

Troisième niveau de lecture: l’éducation est un discours social. A notre connaissance, il n’existe pas de sociétés qui ne proposent pas de modèles, de pratiques considérés comme étant des pratiques nécessaires et parfois obligatoires, dans lesquels un sujet doit entrer. L’éducation renvoie à un certain nombre de représentations, d’idéologies, de valeurs. Elle a un projet explicite valorisant des comportements, des modèles et des pratiques considérés comme nécessaire. Nous la nommons une relation éducatrice. Par exemple, au cœur de la relation éducatrice, il y a la reconnaissance mutuelle « maître-élève » et « élève-élève ». Cette reconnaissance mutuelle permet la vie en commun. Mais, c’est également l’affirmation d’un « je veux te conduire ailleurs ». D’un point de vue politique, c’est « Tu es toi absolument. Je te reconnais. Je l’accepte. Mais, on ne s’en tient pas là ». Cela veut dire que « je ne te reconnais pas vraiment. Tu ne me suffis pas comme tu es ».A défaut, il y aurait simplement une reconnaissance mutuelle et non pas une relation éducative.

Il y a donc une dualité entre la reconnaissance de l’autre et le projet d’une humanité vers laquelle, en qualité d’éducateur, j’ai à conduire l’autre. Cette relation permet la confrontation avec d’autres êtres raisonnables, et donne la possibilité de se centrer sur l’activité de réflexion. Le retour sur soi ouvre la possibilité de passer d’une dépendance à la transmission du monde qui nous précède, vers une liberté créatrice, responsable d’un monde possible à conquérir ou à inventer. La confrontation avec autrui est présentée chez Kant comme un critère externe de la vérité qui structure, d’une manière ou d’une autre, la conscience. Le jugement des autres devient la pierre de touche du jugement. Il favorise le passage d’une logique égocentrique à une pensée élargie. Autrui, c’est un autre point de vue possible sur le monde. Selon Husserl, autrui permet de fonder ensemble un monde objectif commun.

Dans le cadre de cette réflexion sur la relation en éducation, nous signifions que ce n’est pas à partir d’un objet pragmatique ou d’une question de pédagogie pratique – comme par exemple, dans le manuel de référence des instituteurs de 1923 à 1979, le code soleil où la relation est mise en scène au niveau du quotidien : dire tu ou vous, porter une blouse, etc. Mais, nous opérons un renversement au niveau de la réflexion sur l’éducation en posant la relation comme constituant ce qui est au cœur de l’éducation en tant que question première.

Ce rapport à l’autre n’est pas seulement de l’ordre épistémologique. La relation est aussi et avant tout une interpellation éthique. C’est la question éthique qui va réinterroger et refonder la question épistémologique.

Ce qui se joue au cœur de la question épistémologique, c’est le fait de pouvoir déchiffrer comment il est possible d’apprendre l’autre : le nommer, le distinguer, l’identifier (ceci est un arbre, ceci est un chat), retrouver ses caractères répétitifs. Mais, notre problème n’est pas d’abord de savoir comment je connais l’autre mais comment l’interpellation par l’autre me conduit à un travail de connaissance. Il ne s’agit pas d’abord de savoir en quoi l’autre est un autre – à partir du moment où je sais que l’autre est un autrui ; c’est-à-dire un appel, une provocation, une interpellation ou une demande. L’autre est non seulement quelqu’un avec qui je suis en interaction mais également quelqu’un qui sollicite, au niveau de ma praxis, une réponse responsable.

 

La relation de sollicitude

L’éthique dans la relation éducative n’est pas à confondre avec un enthousiasme émotif ou encore une sentimentalité débordante de l’autre. C’est une interpellation, raisonnante et résonnante, d’un habité quotidien des sujets en relation dans un monde commun. Le monde est ainsi événement car expérience.

Proximités et distances entre la relation de sollicitude et l’éthique de sollicitude. La première est dans le prendre soin et dans l’interpellation tandis que la seconde est essentiellement dans le prendre soin de l’autre. L’éthique du care, qui est une motivation sociobiologique d’inquiétude, d’empathie et d’amour pour autrui (Noddings, 2003 et Mochinsky, 2010), n’est pas fondée sur l’idéal de principes inscrits dans les lois générales et nécessaires de la raison et des récits universels mais bien sur le concret, le tangible, l’inclusif ; d’où le processus motivationnel et l’élan intuitif qui ne s’enferme pas dans le processus rationnel. Pour Fabienne Brugère (2008), l’individu réel est fondamentalement vulnérable et dépendant. Le début et la fin de la vie témoignent de la dépendance intrinsèque du sujet. D’où l’éthique naturelle du care qui consiste à prendre soin de l’autre. Je suis responsable de l’autre.

Emmanuel Levinas s’inscrit dans cette éthique de la sollicitude par son injonction à la responsabilité qui consiste à prendre soin du visage de l’autre. « La responsabilité est ce qui m’incombe exclusivement et que humainement, je ne peux refuser » (1982, p. 97). Ce « mouvement vers » est une disponibilité impérative de tout homme à soutenir l’autre dans sa fragilité. « Personne ne peut rester en soi : l’humanité de l’homme, la subjectivité est une responsabilité pour les autres, une vulnérabilité extrême » (1972, p. 92). C’est cela la suprême dignité de l’homme qui est celle d’entendre « l’appel silencieux » ou bien encore dans le bruit et le chaos de prendre soin de l’autre, de veiller sur lui. Hans Jonas ouvre cette responsabilité au monde dans toute sa dimension écologique. Nous sommes responsables du monde qui nous abrite et dont l’avenir dépend de nous. Nous pouvons ajouter Søren Kierkegaard avec l’affirmation de l’amour du prochain comme véritable mouvement inconditionnel vers l’autre qui ne souffre pas des affres de la prédilection : ami, ennemi, fratrie, etc.

Il nous paraît évident que notre proximité avec Levinas, tant à travers la question de l’autre qu’à travers celle touchant à la responsabilité, est essentiellement en lien avec la question de l’éducation. Toutefois, il nous semble néanmoins plus fécond et efficient dans notre métier d’éducateur de donner un contenu pratique à cette responsabilité avec la notion de la relation de sollicitude. Le modèle de la relation de sollicitude peut permettre de développer une théorie morale pratique des relations humaines à teneur normative : le devoir d’aimer (2017, p. 203).

La sollicitude est une attention soutenue, soucieuse et affectueuse de l’autre. Sollicitudo s’origine dans un « entièrement » remué, un « totalement » agité par l’anxiété, l’inquiétude. Si le souci, la reconnaissance et la sollicitude ont comme ressort la préoccupation, nous préférons le concept de sollicitude par rapport aux concepts du « souci » ou de la « reconnaissance » qui peuvent se limiter à n’être qu’une forme de préoccupation sans passage à l’acte. La sollicitude, quant à elle, exprime un engagement dans l’action.

Elle nous convoque au chevet de l’autre « avec et malgré » nous. Non seulement nous veillons sur lui mais nous sommes aussi attentifs à le réveiller, à lui indiquer avec bienveillance et fermeté une probable direction en même temps que les clefs du discernement.

Solliciter, c’est interpeller, être dans une question permanente comme l’exprime bien l’expression « Qu’a l’autre ? ». Cette préoccupation envers l’autre dans toute sa singularité est au risque du relationnel. La sollicitude intelligente est au service de la santé mentale, physique et spirituelle de l’autre et non pas de ses caprices, désirs, etc. C’est plutôt une disposition où l’éducateur n’attend pas que l’autre vienne à lui. Il ne prend pas non plus la posture du commandant en chef. Le solliciteur n’est pas dans une position de pouvoir. Il interpelle plus qu’il ne prescrit. Mais, il est surtout « agissant », aussi bien dans le versant educare qu’ex-ducare, pour une humanité véritable.

Une qualité substantielle de l’être humain est de répondre. La réponse n’est pas seulement une réaction. C’est le fait de reprendre à son compte la question et ensuite de donner à celle-ci une possible nouvelle forme pour « habiter » ou bien « s’abriter » dans un discours. Avec l’expérience de la sollicitude, il s’agit aussi bien de répondre à l’autre que de répondre de l’autre.

Répondre à l’autre, c’est ce que nous nommons, dans le cadre d’une première expérience, la sollicitude d’attachement ou la sollicitude affective ou encore le « peau contre peau ». Cette sollicitude domestique, que nous pouvons qualifier aussi de « liens d’attachement », consiste à prendre soin de l’autre d’une manière instinctive. L’enfant est reconnu, nommé avant d’être connu comme étant semblable et différent. Cette expérience de la sollicitude affective, comme réponse à l’appel du fait de naître, médiatisée par le fait de prendre soin, fait de l’univers des « étants » un monde commun où, dans la confiance, il est alors possible de prendre sa place comme un nommé.

La sollicitude d’appartenance ou la sollicitude contractuelle est celle qu’Axel Honneth présente comme la reconnaissance dans la sphère juridico-politique d’un individu qui est alors établi comme sujet de droits et de devoirs. Celui-ci « acquiert dans l’expérience de la reconnaissance juridique la possibilité de comprendre ses actes comme une manifestation, respectée par tous, de sa propre autonomie.» (2000, p.201). Cette sollicitude nous sort de l’enfermement d’un « prendre soin de soi » ou bien d’un « souci de soi » critiqué par Hannah Arendt. Elle doit s’affirmer dans « le souci du monde » – compris comme le devoir de protéger les autres et le monde. Elle engage à des pratiques, des fonctions et des discours sociaux pour mieux vivre ensemble dans un monde commun. Cette sollicitude peut se manifester sous la forme d’une obligation juridique qui peut éventuellement être sanctionnée en cas de manquement. C’est le cas de la condamnation pour non-assistance à personne en danger. Celle-ci se situe dans la sphère publique ; c’est-à-dire politique. C’est une sollicitude éthico-politique nous rendant responsables de ce monde dont nous avons hérité et que nous avons le devoir de transmettre en héritage dans les meilleures conditions possibles. C’est essentiellement à ce niveau que nous investiguons sur la sollicitude pédagogique.

Enfin, il y a lieu de présenter la sollicitude existentielle ou la sollicitude téléologique qui se situe dans le domaine de l’éthico-religieux ou du spirituel. Nous portons l’autre en nous et nous portons le monde en nous. Il ne s’agit pas de réduire cette forme de sollicitude à une reconnaissance sociale car cette sollicitude s’exprime comme un redoublement de l’intime dans l’éternité. C’est ce qui fait sens dans le fait de vivre et d’habiter le monde. La sollicitude existentielle permet d’habiter le monde dans lequel nous avons été « projetés » par l’enfantement et ce, par un redoublement réflexif intime, en le servant. L’habitant existentiel porte en lui le rêve fou d’un monde qu’il se fait la promesse de bâtir et de laisser en héritage. Dans une acception négative, on peut prendre l’exemple de la désobéissance civile qui peut conduire à être un hors-la-loi. Dans ce cas, la sollicitude de « l’habitant du monde commun » habite si intensément son nom qu’il en vient, éventuellement au péril de sa propre vie, à refuser toute forme de compromission avec ce qu’il considère comme représentant les forces destructrices des « étants ».

 

La sollicitude pédagogique

Comment cette sollicitude est-elle rendue effective en tant qu’enseignant, éducateur ou encore thérapeute ? Au mois de décembre 2015, nous avons participé, en tant que membre de Jury, à la soutenance de la thèse de Marcelo Weksler intitulée « Conscientisation des enseignants travaillant auprès d’enfants à risques dans le programme HILA en Israël ». Cette thèse posait la question de la conscientisation des enseignants, principalement, par la relation pédagogique dans le cadre d’un dispositif destiné à des enfants dits à risques.

A la lecture des entretiens réalisés par le doctorant avec les enseignants, nous nous sommes reconnus dans ce que nous avions développé peu de temps avant au mois de novembre 2015 lors d’un colloque à Grenoble sur les jeunes en situation de rupture. Il s’agissait de ce que nous nommons une relation écologique à l’autre ou l’écorelationnalité comme processus et cheminement d’un « En commun » articulant la reconnaissance mutuelle et l’intentionnalité éducative. Cette articulation ne se travaille pas seulement à partir de l’altérité et de l’hétérogénéité mais aussi dans les contradictions de la singularité. L’autre comme sujet est rencontré dans ce qui se dénonce (le récit), ce qui s’énonce (la description du présent) et ce qui s’annonce (l’avenir, la promesse).

Commençons avec la question de l’altérité qui se médiatise dans la différence. Dans cette thèse, il est indiqué qu’un enseignant, dénommé Meni, évoque la discrimination qu’il a vécue en tant qu’élève à l’école en tant que Mizrahim. « D’où sont tes parents ? » (p.100). L’autre est différent de moi. Il est Ashkénaze ou Mizrahim. Je le décris pour le décrypter. Cette altérité se vit dans un face-à-face qui crée un rapport à l’autre. Pour nous, la relation ne peut se réduire à cette interaction objective. Sinon, cela reviendrait à chosifier l’autre. Selon Merleau-Ponty, la relation est une relation « de biais » avec l’autre. Regarder l’autre « de biais » permet de regarder l’autre et de le prolonger ensuite dans l’horizon. Le biais ouvre à la distance, à l’horizon, à l’avenir. Il devient un individu dans un monde partagé « avec » et même « contre » les autres. Il est autre et membre de la classe ou de la maison des jeunes.

Le biais ne se pense pas non plus seulement dans l’écart qui convoque les hétérogénéités particulières comme l’expose avec intelligence François Jullien. L’écart n’est encore constitué que par les civilisations posées les unes en face des autres comme constituant autant d’universels. Nous pouvons cultiver des ressources dans le travail de ces hétérogénéités différentes en confrontation. C’est ce que l’on appelle le dialogue des cultures. Mais, le biais se déploie dans l’expérience, le retournement ainsi que dans les contradictions provoquées par la fatigue, le doute, le Katastrophê, la négatricité, l’épiphanie. Il ouvre non seulement aux différentes places à occuper mais aussi à la marche, au déplacement, au mouvement.

C’est bien la relation en éducation qui a le souci de l’autre dans le monde ; cet autre qui n’arrive pas seulement avec sa culture mais aussi avec la place qu’il pense occuper dans ce monde, ses espérances, ses secrets. J’observe l’autre en écoutant son monde et je regarde avec lui, l’horizon de son monde (celui qui l’entoure et celui qui l’habite). L’autre n’arrive pas seul. Il est accompagné par d’autres : sa famille, ses amis et ennemis, ses échecs et sa perception de soi, ses cicatrices et ses blessures, ses espoirs étouffés et ses ruptures, ses faiblesses et ses limites. C’est de cela dont il s’agit quand il est question d’avoir une relation écologique à l’autre. Dans les entretiens conduits par Marcelo Weksler, on entend respectivement s’exprimer comme suit : Meni « La confiance en ces gars qui ont besoin d’une expérience réparatrice, et qu’on peut l’atteindre aussi par d’autres manières moins conventionnelles » (tome 2 p. 115) ; Rachel« Un bon enseignant c’est un enseignant qui a une intelligence émotionnelle élevée, à mon avis c’est la première chose qu’il dit avoir, parce que je peux vous dire que, quand un élève entre dans la classe, et même quand trente élèves entrent dans la classe, je sais dans quel état se trouve chacun d’eux, dans quel endroit émotionnel il se trouve » (tome 2 p. 162).

De quelle façon se déplacer pour regarder l’autre « de biais » ? C’est là toute la difficulté de notre métier. Dans le quotidien du travail éducatif mené avec des « jeunes meurtris par des expériences douloureuses », nous pouvons être pris par le fait de vouloir soigner l’autre. Levinas est ainsi bloqué dans le face-à-face du regard de l’autre et par là même pétri par la responsabilité. L’éducateur, ne peut pas rester uniquement dans le soin de l’autre et ce parce qu’il y a aussi une intentionnalité éducative. Que l’on soit d’accord ou non, cette intentionnalité ne peut pas être niée. En regardant l’autre « de biais », je regarde le visage de l’autre, l’intentionnalité éducative et l’horizon (la place de l’autre dans le monde). Nous questionnons où l’on va. Je pourrai toujours regarder l’autre, plonger en quelque sorte dans l’autre mais il ne faut pas s’arrêter à ça. Nous regardons ensemble l’horizon collectif qui se développe dans un projet institutionnel avec des rituels de contrôle, de passage, des diplômes, etc.

Travailler dans la sollicitude pédagogique, cela représente aussi pour le professionnel un risque à prendre puisque cela signifie sortir de son monde (avec ses connaissances et ses repères) pour construire ensemble un monde commun. Quitter ainsi ses certitudes pour s’approcher par l’écoute de la singularité de l’autre dans ses contradictions, s’entend ici avec les mots de Pascal dans les Pensées : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ? » (2004, S.164, p. 900). Encore Pascal, « Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés » (2004, S.182, p.918). L’éducateur est souvent confronté à d’étonnantes contrariétés. Face aux différences, il est possible de développer un dispositif géométrique prenant en compte les particularités. Certes, l’articulation est plus ou moins facile car objectivée : Il suffit de les connaître et de vaincre les difficultés à les intégrer dans notre vision du monde.

Mais, la singularité, c’est la nouveauté qui jaillit d’on ne sait où, non plus qu’à quel moment, ni sous quelle forme. C’est la contradiction, avec aujourd’hui, les élans optimistes dans sa générosité, sa vitalité, sa jeunesse, ses engagements, ses promesses et, demain le désappointement à cause de ses fuites, ses doutes, ses échecs, ses ruptures, ses fatigues… Nous ne sommes là ni dans le culturel, ni dans l’universel mais bien dans le singulier étonnant des contrariétés pascaliennes !

La contradiction convoque la singularité qui est entrevue et entendue dans la fugue, la révolte, la négatricité, l’asthénie, l’inquiétude, les affres, le vertige, l’angoisse… moment de solitude. Pascal encore: « Nous brulons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y élever une tour qui s’élève à l’infini mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. » (2004, S.230, p.947). Expérience de l’existant, au-delà de l’universel et du particulier, dans les hétérogénéités pour se confronter aux contradictions de la singularité. C’est dans ce lieu où il touche à cet unique que se construit une relation féconde à l’autre pour bâtir dans un « en commun » la place sociale que nous nommons, le général ou l’éthique. C’est dans cet espace réel de la situation de l’enseignant et des élèves, de l’éducateur et des jeunes que ceux-ci peuvent vivre un en-commun non pas dans le seul travail des différences (altérités) ou des écarts (hétérogénéités) mais des contradictions qui témoignent de la singularité construite dans une personnalité maniacodépressive d’un monde en tourbillon ; c’est-à-dire dans le quotidien éducatif de la maladie, de l’épuisement, du désir, du plaisir, du rêve, de l’ennui …

C’est ce que promeut François Moog dans son éthique de l’acte éducatif « de Prendre soin des élèves, de les accompagner d’une manière particulière, une manière respectueuse des parcours de chacun et fructueuse pour tous » (2015, p. 350). Construire avec les singularités dans la perspective du général qui est l’intentionnalité éducative avec ses rituels liés aux contrôles, aux diplômes etc. ; construire pour que dans ce général, le singulier occupe pleinement sa place dans la nouveauté. Car c’est bien de cela dont il s’agit. L’existant, c’est la nouveauté. C’est l’horizon du possible comme nouveauté qui est de naître de nouveau dans un langage judéo-chrétien, de vivre le monde en artiste dans un langage nietzschéen ou encore dans un langage kierkegaardien, sortir de la nécessité pour le possible, du futur pour l’avenir.

La fonction sociale de l’éducation ne se pense plus alors seulement dans l’uniformisation du sujet mais bien plutôt dans son cheminement pour habiter ensemble le monde commun. Cela se fait parfois contre le désir immédiat de l’autre. C’est ce qu’on appelle la directivité aidante, ne pas laisser l’autre se noyer même si c’est son choix. C’est ce que nous nommons le droit illimité de la sollicitude. Une sollicitude qui vient à la rescousse de la lecture critique de la pédagogie qui oublie le sujet singulier et aussi particulier. Car nous sommes habités par cette certitude ferme comme pari et espérance que nous trouvons dans les mots de Paul Eluard. « La nuit n’est jamais complète. Il y a toujours, puisque je le dis, puisque je l’affirme, au bout de chagrin, une fenêtre ouverte ». La sollicitude pédagogique se donne les moyens de trouver ensemble cette fenêtre.

 

Ouverture

A propos de la relation, nous avons posé comme postulat qu’il y a, d’une part, la relation comme incarnation ; d’où la reconnaissance mutuelle et, d’autre part, la relation comme intentionnalité ; d’où le projet éducatif.

Deux assertions fondent cette relation:

  1. Tout homme est éducable,
  2. Un héritage culturel doit être transmis. La génération précédente a le devoir de transmettre à la génération suivante ce qu’elle a reçu. Elle est responsable du devenir du monde par sa sollicitation de l’autre.

Notre posture pédagogique est celle « d’un dialogue avec l’autre comme autre ».

Le dialogue s’inscrit ou bien encore se met en scène dans l’atmosphère du « je ».C’est la subjectivité de l’un qui se met à l’écoute de l’écoute de la subjectivité de l’autre. Quand il y a prise de parole, il y a en même temps reprise de la parole de l’autre. En effet, « pour voir les choses de l’autre point de vue, je dois développer une pensée hétérologique, à savoir suspendre mon sens du moi et le voir à travers les yeux de l’autre » (Wulf, 2010, p.260). Il s’agit de se faire en quelque sorte vérifier par l’autre afin de savoir si notre compréhension est exacte avant de poursuivre ou de répondre. C’est ce qui crée la dynamique répétitive d’une écriture qui se développe dans l’atmosphère dialogique d’altérisation réciproque.

Comment m’inscrire dans une posture dialogique et pas seulement dialectique avec ce que cette dernière posture suppose de la possibilité d’une synthèse et donc de la dissolution de l’altérité ? « L’interculturel » convoque deux individus d’origines différentes dans une éthico-épistémologie de l’altérité qui ouvre à la tolérance de chaque particularité. Mais, François Jullien nous fait sortir de l’altérité pour l’hétérogénéité en convoquant des civilisations différentes. Des universalités en confrontation ; d’où le concept de l’écart qui ne se résout pas dans le plus petit commun dénominateur mais ouvre au dialogue des cultures. La confrontation des écarts ou dans l’écart produit des ressources communes.

Nous avons proposé un autre lieu de rencontre possible et opératoire qui est celui des singularités en interaction. Nous avons affirmé dans le corps de ce texte que le petit d’homme et de la femme est essentiellement un être de liens, de réseaux, d’interdépendances. Que le sujet est relationnel même dans son autonomie. Celui qui se coupe de tout est hors monde et non pas autonome. Nous pensons avec Olivier Frérot (2015) que la croyance de la « toute puissance » de la raison doit ouvrir un espace à la fragilité et à l’incertitude structurelle et structurante de notre quotidien.

Nous avons effectué une traversée discursive en médiatisant l’écorelationnalité. Ce ne sont pas ici seulement les grands récits des civilisations qui sont travaillées, ni seulement des particularités originaires mais des singularités paradoxales que Pascal nomment « étonnantes contrariétés ». Cette singularité universelle s’exprime donc dans le paradoxe, la contradiction, la contrariété, la fécondité, la fiction, le rêve, la distance, le solipsisme, l’événement katastrophê ou épiphanique, le chaos, la crise, etc. Il n’y a plus seulement dialectique mais dialogique et appel pour rendre efficiente la rencontre. La rencontre ici ne se fait pas dans la différence ou dans l’écart mais dans la distance comme lieu de fécondité. Cette distance est une juste proximité.

Notre question est celle de « l’autre » en prise avec « la question de l’éducation ». Avec Simone Weil, « L’attention créatrice consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair anonyme inerte au bord de la route. Le samaritain qui s’arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu’il s’agit d’une attention réelle » (1966, p. 136). Simone Weil insiste sur cette attention à l’humanité en l’autre qui rend humain et qui donne des ressorts à chaque action. Ainsi, dans la relation en éducation, la sollicitude représente une pédagogie miséricordieuse qui ne s’arrête pas au « prendre soin de l’autre » de Levinas mais se risque dans « le conduire vers » de Saint Augustin comme intentionnalité éducative en vue d’une reconnaissance de la dignité de chacun dans un monde commun et non uniforme. Selon François Moog, cette relation est portée par « Un regard qui témoigne toujours d’une espérance, un regard qui est soucieux de justice, un regard qui a appris à discerner et qui appelle à la liberté » (2015, p. 351).

La relation de sollicitude pédagogique, dans les champs scolaire et de l’éducation spécialisée, est une demande, un appel, une interpellation etc. adressé à l’autre. il s’agit de reconnaître ces vulnérabilités, ces fragilités, ces dépendances, ces contradictions dans un « prendre soin » tout en se tournant vers un possible commun aujourd’hui dans un « prendre en compte » du monde, notre « maison commune ». Donner la possibilité à l’autre de donner et de se donner au monde pour une célébration commune de la dignité humaine. Tel est le rêve fou de l’éducateur.

 

Références bibliographiques
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Berger G. & Mutuale A. (2012). Conversations sur l’éducation. S’autoriser à éduquer. Paris : L’Harmattan.
S’engager dans la recherche en sciences humaines et sociale. En attente de publication
BRUGERE F. (2008). Le sexe de la sollicitude. Paris : Seuil.
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– (1982). Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo. Paris : Fayard.
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– &Weigand G. (2011). Les grandes figures de la pédagogie. Paris : Petra.
– (2017). De la relation en éducation. Pédagogie, éthique, politique. Paris : Téraèdre.
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WEIL S. (1966). Attente de Dieu. Paris : Fayard
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Wulf C. (1999). Anthropologie de l’éducation. Paris : L’Harmattan.
[1] Guy Berger, Augustin Mutuale. S’engager dans la recherche en sciences humaines et sociales. En attente de parution