Michel Soëtard


Résumé

On peut dire que la pensée pédagogique est née à la faveur de la difficile appréciation de la juste distance avec l’enfant. Entre son instrumentalisation autoritaire dans un projet social qui l’ignorait comme tel et son assimilation à un projet de liberté qui tendait à le diviniser, la pédagogie moderne s’est employée à ouvrir un chemin à la spécificité de sa nature, être à la fois entièrement déterminé par sa condition et aspirant à s’accomplir comme personne libre et responsable. L’auteur illustre ce projet à travers deux pères fondateurs de la pédagogie moderne : Rousseau et son Emile, pour l’approche théorique, et Pestalozzi pour la mise en pratique. Une question reste posée  de nos jours: est-on véritablement sorti du dilemme?
Mots clefs: Autonomie – autorité – Éducation nouvelle – liberté – Pestalozzi – Rousseau

 

Abstract

La question de la juste distance est un problème central, mais difficile en éducation. Cette contribution se propose de l’étudier chez les deux pères fondateurs de la pédagogie moderne: Rousseau à travers la fiction éducative de l’Émile, Pestalozzi au fil de la pratique qu’il a développée dans ses instituts. Tous deux convergent dans l’idée que la visée de construction de la liberté autonome réclame une proximité de cœur et d’intérêt avec l’enfant, mais dans le même temps une distance entretenue qui lui permette de «se faire une œuvre de soi-même». – L’auteur examine à cette lumière notre situation actuelle, où, après «l’ère de l’autorité» dans une société fermée, s’est imposée «l’ère de la liberté» qui a ouvert l’individu à tous les vents: entre ces deux limites, le temps est sans doute venu de réfléchir à une juste distance en éducation qui favorise la formation de la personne morale, intégrant le primat de la liberté (-auto) et le sens de la loi (-nomos).
Keywords: Autonomy – authority – New Education – freedom

 

 

L’appréciation de la bonne distance est un problème crucial en éducation. On peut en effet le percevoir dès l’origine: l’enfant jouit d’abord d’une parfaite unité dans la fusion complète avec le corps de la mère, il s’en détache à la naissance (on dit même avant !), puis il engage un long chemin en vue de construire sa propre unité à distance de ses géniteurs. D’une unité subie à l’unité consciente, il y a la distance, plus exactement: les distances qui vont s’instaurer (l’autorité de l’adulte), s’élargir (les objectifs d’apprentissage), s’entrecroiser (celle des parents avec celle du maître d’école)… C’est le grand paradoxe de l’éducation: comment faire l’unité/identité de la personne à travers les constantes distanciations de soi d’avec soi qui vont marquer le parcours de formation?

On peut certes ignorer le problème et gérer tout à la fois de la distance et des moments de fusion avec l’enfant: un jour dans mes bras, le jour suivant une cuisante gifle- un jour d’amour, l’autre jour de crainte – un jour dans la famille, l’autre jour loin des siens, à l’étranger en programme Erasmus… – .mais qui peut se satisfaire de ces contradictions? Grâce à Dieu, l’homme pense, et il ne peut s’accommoder de contradictions sans chercher, sinon à les résoudre, du moins à les surmonter. Et il est heureusement, en éducation, des hommes qui ont pensé plus fortement que les autres, et ont même pris tous les risques de l’action au milieu du tourbillon, ce sont les pères de notre pédagogie moderne, je veux dire: Rousseau (1712-1778) pour le rêve, et Pestalozzi (1746-1827) pour la mise en œuvre du grand rêve.

Pourquoi s’intéresser à ces deux là? Peut-être parce qu’ils sont des «pères fondateurs», mais surtout parce qu’ils ont eu une pleine conscience du problème qui nous occupe. Ils quittent en effet un monde où les liens ancestraux se trouvent distendus jusqu’à se rompre dans la Révolution : le lien entre le roi et ses sujets, le lien entre les sujets eux-mêmes au sein de la grande famille des enfants de Dieu, le lien charnel entre le père et le fils, le lien entre Dieu et ses enfants… C’est l’époque où la liberté fait irruption dans l’histoire – «l’homme est né libre» – et rompt tous les liens tissés par la tradition platonico-chrétienne, bouscule les institutions, met en question la métaphysique et sa vertu unificatrice, et consacre l’individu dans toute sa modernité. Il n’est alors pas étonnant que l’éducation, avec l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, devienne la préoccupation centrale de cette période: il s’agir de renouer par l’origine le lien défait, de combler en l’aménageant la distance qui s’est creusée entre moi et l’autre, de telle façon que chacun atteigne l’unité de la personne et que les personnes vivent entre elles dans l’harmonie d’une belle humanité; il s’agit de renouer le lien avec un Dieu perdu dans les nuages de la métaphysique… On prend conscience dans le même temps des fossés qui se creusent dans la nature humaine et de la tâche confiée prioritairement à l’éducation, sans doute pas de la combler, mais de jeter par-dessus eux de nouvelles passerelles. Pestalozzi a ici les formules les plus fortes lorsqu’il écrit en 1815, à une époque où l’Europe prend sa distance par rapport à la liberté: «Il n’est dans notre monde effondré moralement, spirituellement et politiquement, aucun salut possible, si ce n’est par l’éducation, si ce n’est par la formation à l’humanité, si ce n’est par la formation de l’homme».

La distance devient, dans le nouvel univers de la modernité, une dimension inhérente à la relation éducative. Il s’agit bien encore et toujours d’accéder au Bien platonicien ou au Royaume chrétien qui fera le bonheur de l’homme. Mais alors que, jusque-là, cet accès se faisait à la faveur d’une fusion dans l’universel théorique qui assurait l’unité de l’humanité – l’humanisme -, voici que l’homme a creusé avec celui-ci une distance infinie, jusqu’à le perdre de vue. Mais nous savons, depuis Platon, qu’il ne peut se passer de l’universel pensé comme perspective d’un sens à sa vie. Il lui faut alors en reconstruire l’accès: l’éducation sera le levier décisif de cette reconstruction.

 

 La distance par l’autorité

Il s’agit d’abord de remettre en question cette distance par l’autorité qui a longtemps dominé les rapports sciaux, des parents jusqu’aux gouvernants et aux gens d’Église, en passant par les maîtres d’école. Cette distance était légitimée par la situation d’un pouvoir – divin, royal, paternel – qui avait pour mission de faire à distance le bonheur des «administrés», mais qui a fini par faire leur malheur dans l’insatisfaction générale. C’est Rousseau qui, dans son Contrat social, va faire la critique la plus dévastatrice de ce pouvoir «autorisé» déclaré «naturel», mais débusqué par lui comme l’outil d’une domination discrétionnaire d’un homme, ou de quelques hommes bien nantis sur la masse des autres. On pointa alors du doigt l’instituteur qui, certes, ne faisait que reproduire le modèle social général, mais s’employait à le légitimer en arguant de la faiblesse initiale de l’enfant.

C’est cet argument que Rousseau va renverser dans son Émile, en expliquant que la force de l’homme, à l’inverse de celle de l’animal qui est tout entière dès le premier moment, c’est que l’homme peut se prendre en mains et développer ses aptitudes et ses capacités de façon «presque illimitée». Sa faiblesse de départ se transforme, par l’éducation, en force, qui deviendra bientôt force d’autonomie morale, capacité de prendre en mains son existence et de se forger ses propres outils.Il écrit que si l’enfant naissait tout armé du sein de la mère, ce serait un être misérable, incapable de se mouvoir dans toutes les dimensions.

Il s’agir alors de favoriser le mouvement. Or la position autoritaire porte l’inconvénient de couper à la base l’initiative de la volonté de l’autre, considérée comme incapable de se mouvoir par elle-même et condamnée à se glisser dans la volonté de l’éducateur pour entreprendre quoi que ce soit. Cette autorité n’est pas forcément tonitruante: on peut ici évoquer le cas de la mère très aimante qui est convaincue au fond d’elle-même que son enfant ne s’en sortira pas s’il lui lâche la main; elle prolongera alors indûment la dépendance.

Cet exemple de la mère montre bien toute l’ambivalence de l’autorité en éducation lorsqu’elle est prise pour une principe absolu, non discutable: en fait de distance entre l’éducateur et l’enfant, c’est à une fusion entre les deux à laquelle nous assistons. L’homme autoritaire a d’abord un problème avec lui-même: il n’accepte pas, par égoïsme, de laisser vivre l’autre dans son altérité et l’assimile à sa propre volonté ; derrière l’objection de son incapacité à le voir se débrouiller seul, il y a la peur de lui lâcher la bride et un comportement par lequel il n’accepte pas que la chair de sa chair se fasse une autre chair qui rompe une nouvelle fois, et définitivement, le cordon originel. Pestalozzi a été très sensible à ce problème de la relation, et lui qui a mis comme aucun autre en avant le rôle de la mère aimante, a fini par reconnaître que sa mission éducatrice était constamment menacée par un «péché» qui lui faisait percevoir l’intérêt de l’enfant à travers son propre intérêt. Dans sa Lettre de Stans, le pédagogue suisse lance cet avertissement à tout éducateur:

 

« L’homme veut si volontiers le bien, l’enfant lui prête si volontiers une oreille        attentive; mais il ne le veut pas pour toi, maître, il ne le veut pas pour toi    éducateur, il le veut pour lui-même. Le bien auquel tu veux le faire accéder ne         doit pas être le fruit d’un caprice de ton humeur ou de ta passion, il doit être bon   en soi, conformément à la nature de la chose, il doit apparaître comme bon aux        yeux de l’enfant.» (Écrits sur la Méthode, LEP, II, 62).

 

C’est dire que l’autorité, si elle creuse une distance apparente entre l’éducateur et l’éducable, ne fait au fond que consacrer une assimilation qui peut aller jusqu’à la fusion. Et la servilité n’est peut-être pas du côté où on la pense. C’est ainsi que Rousseau note avec pertinence au Livre II de l’ Émile: « La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés ». Au fond, l’éducateur qui exige l’obéissance aveugle se met en dépendance de celui qui obéit, dont il attend la reconnaissance de ses propres préjugés. Quelques lignes plus loin Rousseau écrit encore: «Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin, pour la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des siens: d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais la liberté.»

Qui n’a pas observé, dans son enfance, des maîtres autoritaires et distants, qui n’étaient au fond que des êtres en recherche d’affection?

 

Le rejet de la distance au nom de la liberté

Mécontents d’un joug qu’il ne supportaient plus, les hommes on fait entrer la liberté dans l’histoire, au cœur de leur condition, et ils ont, dès lors, voulu bannir toute distance qui séparait les administrés de leurs gouvernants, les enfants de leurs éducateurs, jusqu’aux hommes entre eux, invités à s’unir dans une grande fraternité sans hiérarchie ni pouvoir. Ce fut une tentation historique que Pestalozzi, fait citoyen d’honneur de la Révolution française, a désigné par l’expression de «sans-culottisme politique» et qui n’a pas cessé de sa manifester tout au long de notre histoire, au rythme des révolutions qui l’ont secouée, jusqu’à ce mai 68 où le slogan «Il est interdit d’interdire» a pénétré jusque dans la salle de classe.

On a voulu alors abolir par tous les moyens la distance en éducation. Ce fut Neill à Summerhill, qui, à l’assemblée générale de l’établissement, siégeait au même rang que le plus petit pensionnaire; ce fut le mouvement de la non-directivité, portée par Rogers, qui voulut inverser le rapport d’autorité en faisant du besoin librement exprimé le ressort de la pédagogie; ce fut la «pédagogie institutionnelle» qui s’employa à déconstruire l’institution pour en évacuer l’autorité… La proximité avec les enfants et les étudiants ne connut plus de limites, et le summum fut sans doute atteint par ces communautés scolaires en Allemagne où adultes et enfants couraient nus dans la nature: même le vêtement ne devait plus faire autorité!

Ces mouvements en appelaient régulièrement à Rousseau, à sa «bonne nature», à l’Émile et à son système d’éducation tout entier axé sur la liberté de l’enfant: l’homme n’est-il pas né libre? On voulait voir un gouverneur au plus proche de son pupille, réduisant la distance qui le séparait de lui, s’effaçant même pour le laisser aller son chemin. Mais il est visible que l’on ne l’avait pas lu de près, ou simplement : qu’on n’avait pas lu ce livre compliqué, volontiers théorisant, plus porteur de philosophie que de pédagogie.

En fait de distance abolie, il faut convenir qu’elle est constamment entretenue par le gouverneur. Il se donne d’abord un Émile orphelin en arguant que la relation parentale viendrait inopinément interférer avec la finalité de l’éducation qu’il a en tête. Ensuite, le gouverneur (notez déjà le terme!) ne cesse de creuser la distance avec l’enfant, en cassant régulièrement son désir, que ce soit dans la scène des carreaux brisés, ou dans celle où il laisse volontairement le jeune garçon s’égarer en forêt, ou plus tard le jeune homme se perdre dans le maquis des décevantes réalités sociales… Rousseau insiste encore pour que le gouverneur soit fort et pour que l’enfant sache de quel côté est la force. Le gouverneur planifie tout, ne laisse rien au hasard, et l’on garde l’impression qu’Émile est un moucheron pris dans la toile machiavéliquement tissée par son mentor.

On s’est légitimement demandé où pouvait encore être la liberté dans tout cela. Et pourtant, Rousseau ne jure que par elle! Nous sommes effectivement en présence d’un grand paradoxe qu’il nous faut absolument éclairer, sachant qu’il est difficile de taxer Rousseau d’incohérence. Les interrogations sont les suivantes: faut-il se précipiter dans une éducation libertaire qui accorderait tout à la liberté, dans l’idée qu’elle est capable de donner forme à une nouvelle humanité dégagée du poids de l’autorité aliénante? Ou faut-il renvoyer ce projet au monde des utopies et reprendre le chemin de l’éducation dite «traditionnelle», dictée par l’institution et encadrée par le «système»? Mais on ne peut pas se dissimuler la poussée de liberté qui travaille la nature humaine et met à mal l’autorité sur laquelle, de l’instituteur au directeur, les adultes sont sensés s’appuyer. On voudrait abolir la distance au nom de la liberté, mais on perçoit bientôt que les obstacles, à commencer par l’égoïsme et la soif de pouvoir, chassés par la porte rentrent par la fenêtre…

Il s’agit alors de penser la distance dans l’éducation à la liberté.

 

 L’éducation à la liberté: une culture de la distance

Il faut encore aller chercher chez Rousseau les éléments théoriques d’une pensée de la distance dans l’éducation à la liberté. Le Genevois distingue en effet

  1. a) la liberté naturelle, liée à l’instinct et à sa spontanéité, qui abolit la distance entre le désir et son objet, atteint dans l’immédiateté. C’est l’attitude du jeune enfant qui manifeste un égocentrisme naturel et rapporte tout à soi.
  2. b) cet amour de soi naturel sera brisé par l’entrée en société, qui va introduire une suite de distances: la distance de l’appropriation qui fait apparaître l’autre comme une menace; la distance de l’État et de la citoyenneté, qui monte des barrières entre les individus ; la distance même avec Dieu, qui devient le Père à craindre autant que le bon Père aimant. C’est notre monde divisé à l’infini, où nous aspirons de manière toujours plus désespérée à une unité dans la fraternité.

On peut pester contre ces distances accumulées, mais il faut reconnaître qu’elles ont contribué historiquement, et continuent de contribuer à former l’homme. Si l’homme en était resté à l’état de nature, il aurait certes joui de sa condition dans l’instant, mais il l’aurait fait à la façon de l’animal qui ne connaît pas la distance entre soi et soi. L’homme au contraire se sépare de lui-même pour se construire socialement, puis moralement; s’il se fait citoyen, c’est qu’il accepte certes de sacrifier sa liberté naturelle, mais pour gagner en retour une liberté civique qui le protège de la menace de l’autre dans un monde livré à l’empoignade des intérêts. La distance entre les individus est salutaire, et l’on a pu mesurer, dans notre histoire récente, ce qu’il en coûtait de vouloir forcer politiquement l’unité dans la «fraternité». Désormais l’homme ne se laisse pas aliéner, et il prend la distance dès que le rapprochement menace sa liberté: c’est observable chez le petit enfant, qui affirme très tôt son désir d’autonomie, que les parents ont avantage à respecter, au milieu de tout l’amour qu’ils lui doivent.

L’éducation s’est historiquement construite, à travers l’édification du système, sur la base de cette distance instaurée et entretenue. Il s’agit de construire l’individu libre et responsable de lui-même. Et cela ne peut se faire qu’à distance.

  1. c) Il reste que l’éducation n’est pas un jeu de construction. Il ne s’agit pas de modeler un objet placé devant nous, mais de former un sujet en lien avec un pédagogue lui-même sujet. La distance s’abolit ici pour autant que l’individu à éduquer est essentiellement une personne douée de raison et de liberté, qui a cette raison et cette liberté en commun avec son éducateur. Il y a ainsi une connivence de nature entre l’éducateur et l’educandus qui fait la singularité de leur relation. On ne parlera pas d’empathie, car je ne puis pas me mettre au centre de ce que ressent l’autre. Mais ce ressenti se répercute lui-même dans mon intériorité.

C’est ce que le pédagogue doit gérer: tout à la fois la distance qui va permettre à l’autre de devenir soi-même, et la proximité, par laquelle il va tendre à s’identifier à son éducateur. L’équilibre est délicat à maintenir. Si tout bascule dans la distance, l’enfant va se sentir étranger au processus et il risque de partir à la dérive. Mais si la proximité est trop forte, l’éducateur, pris au piège de la relation, risque de n’avoir plus prise sur l’éducation.

C’est ce que Rousseau tente de réussir à travers le gouverneur qu’il met en scène. Celui-ci reste proche d’Émile, au point de se comporter parfois avec lui comme un camarade. Mais il ne manque pas une occasion de lui rappeler ses devoirs et de le laisser à sa responsabilité. Ce jeu entre distance et proximité peut être le mieux illustré par l’attitude du gouverneur en présence des pleurs de l’enfant. Il met en garde contre la tentation d’accourir au premier cri de l’enfant qui tombe, par sympathie avec sa douleur: on court alors le risque de voir l’enfant tirer avantage du geste de secours pour manipuler l’adulte et s’en faire désormais son esclave au moindre pleur; la distance est ici salutaire, il s’agit de l’articuler avec une compassion qui n’étouffe pas la capacité de l’enfant à se prendre lui-même en mains.

Liberté et contrainte se conjuguent ainsi dans une action qui laisse l’enfant à sa condition, mais le force pour ainsi dire à la liberté autonome. La formule peut paraître paradoxale, voire contradictoire. Mais il ne faudrait pas perdre de vue que derrière le terme autonomie, il y a la loi (-nomos) que le sujet se (auto-) se donne. D’une façon ou d’une autre, l’enfant n’échappe pas à la loi et à sa contrainte : elle l’encadre dès le premier jour de son existence. Le challenge éducatif est qu’à travers elle, l’enfant construise sa liberté, qu’il se fasse, selon l’expression chère à Pestalozzi, «un œuvre de soi-même», ein Werk seiner selbst.

 

Une pratique pédagogique de la distance: la Lettre de Stans de Pestalozzi

Mais Rousseau reste encore dans la rêverie, dans l’action fictive, qui se donne les meilleures conditions de sa réalisation. Pour prendre toute la mesure concrète du problème, il faut aller vers Pestalozzi (1746-1827) et lire le document sans doute le plus prégnant de sa pratique pédagogique: la Lettre de Stans adressée à «un ami» en 1799, du lieu de sa première expérience pédagogique [1].

Il importe de se remettre d’abord dans le contexte. La ville de Stans, qui oppose une résistance au nouveau gouvernement républicain de la Suisse (l’Helvétique), a été réduite par la guerre (on peut penser à certaine cité d’Irak…). Des enfants sont jetés hors de chez eux, ils errent dans les rues, orphelins pour la plupart. Pestalozzi, qui occupe un poste important dans le nouveau gouvernement, décide de l’abandonner pour aller fonder à Stans l’institut de pauvres (Armenanstalt) qu’il a en vue depuis toujours. L’occasion est favorable.

Premier pas: il s’agit de gagner la confiance des enfants et de vaincre les préjugés, aussi ceux de leurs parents qui se mettent en travers de sa venue : préjugé politique (c’est un suppôt du gouvernement), préjugé religieux (un réformé en terre catholique), préjugé pédagogique (il veut faire la révolution dans l’école). Pestalozzi ne s’effraie pas de ces obstacles, qui sont autant de tremplins pour une action qui veut respecter l’autre aussi dans son pouvoir de résistance. Il va tout faire pour réduire ces distances, en vivant au milieu d’eux, en compatissant à leur souffrance, en soignant les malades, en accueillant les parents. C’est en effet le premier pas du pédagogue, en quelque contexte qu’il évolue: gagner la confiance des enfants, établir une relation de cœur, sur la base de laquelle il va pouvoir construire. Cette confiance gagnée ne lève assurément pas les obstacles, mais elle est la base d’une éducation qui cherche à atteindre la personne par-delà ses déterminations sociales, religieuses, individuelles même.

Car Pestalozzi n’en reste pas là: être bien ensemble, former une belle famille, c’est une chose; former l’enfant à ce qu’il doit être, c’en est une autre, à laquelle il va s’atteler en mettant sur pied une forme d’éducation morale. Il n’ira d’ailleurs pas au delà dans son expérience, qui va devoir s’interrompre, balayés par la guerre, au bout de neuf mois. Il reprendra le flambeau à Berthoud, puis à Yverdon.

Pestalozzi met en place une méthode. C’est une première distance prise par rapport au désir spontané des enfants: il s’agit de tracer le chemin (-odos) et de les y accompagner (meth-) vers un but. Quelle est cette fin ? Il s’agit de redresser les enfants, physiquement d’abord, puis moralement, en leur forgeant une conscience morale. Cette conscience, on ne la forgera pas de l’extérieur, mais en les faisant réfléchir sur les incidents de la vie communautaire, sur les événements d’un environnement social marqué par la guerre, sur le comportement du monde en général.

Il sera fait appel régulièrement à leur amour de l’autre, à leur générosité, à leur volonté d’agir.

C’est ainsi que Pestalozzi, tout en se conservant le cœur des enfants, creuse avec eux, par sa méthode, une distance qui va leur permettre de se tracer leur propre voie. Il faut en effet ne pas perdre de vue que l’enfant veut assurément le bien, mais qu’il ne veut pas pour l’éducateur, mais bien pour lui-même. Et Pestalozzi précise: le bien recherché doit être «bon en soi, conformément à la nature de la chose», et il doit dans le même temps «apparaître comme bon aux yeux de l’enfant» [2]. On notera que ce bien n’est pas dans le prolongement direct du désir de l’enfant, mais qu’il doit être objectivement bon en soi, en déduction d’un idéal d’humanité, avant d’apparaître bon à l’enfant.

Cette double exigence réclame, dans un premier temps, une prise de distance par rapport au désir pour le mettre en conformité avec «la nature de la chose». Qu’entend par là Pestalozzi? A un autre endroit de la lettre, il parle des grandes idées qui doivent présider au comportement de l’homme et qui sont mises en action dans l’expérience: la justice, le respect de l’autre, la recherche désintéressée de son bien. Le pédagogue demande que, dans un premier temps, ces idéaux soient mis à distance et que l’action pédagogique soit engagée à leur lumière. Il importe certes que le sujet à éduque s’y retrouve et y reconnaisse son bien, mais le bien en question est désormais médiatisé par une réflexion qui en fait un universel à poursuivre pour lui-même, de façon désintéressée.

Pestalozzi fait encore faire aux enfants des exercices de «dépassement de soi». Il s’agit en effet de former la force morale, et, une fois encore, cette formation ne se fait pas dans le simple prolongement du désir, mais en le tordant d’une certaine façon pour le mettre au service du bien d’autrui, avec toutes ses conséquences désagréables,comme dans l’exemple de l’accueil des enfants réfugiés d’Altdorf qui obligera les enfants de Stans à se serrer et à se priver.

La prise de distance se manifeste sans doute le plus fortement dans le traitement que fait Pestalozzi de la punition. C’est en effet la rupture la plus radicale que puisse vivre la relation pédagogique établie sur l’amour. Il est remarquable que le pédagogue de Stans ne joue pas seulement sur le cœur, en en appelant au bon sentiment de l’enfant. La punition, avec la rupture qu’elle opère, est pleinement assumée dans son objectivité: l’enfant paiera sa dette à la communauté. Séparé du «père Pestalozzi», il cherchera à revenir vers lui. Mais c’est ici que Pestalozzi fera de l’incident un levier moral: «je veux bien que tu m’embrasses, mais tu ne le feras qu’en promettant de mieux te comporter dans l’avenir! ». Il l’oblige à mettre la distance entre ce qu’il a été et ce qu’il doit être.

L’expérience de Stans nous place ainsi devant le schéma d’une éducation morale. Le sujet est au début et à la fin, mais pas sous la même forme: c’est, au départ, le moi naturellement égocentré, rendu bientôt égoïste dans le contexte social (aussi en contexte de pauvreté); au terme du processus éducatif, ce devrait être le je moral, la personne qui endosse la responsabilité de son comportement; entre deux, il y a l’ordre social et la loi, qui peuvent tout au plus réduire les égoïsmes qui s’affrontent. Le travail du pédagogue est d’aider l’enfant à franchir l’obstacle de la loi pour se faire autonome, c’est-à-dire capable de se donner sa propre loi. Il ne s’agit pas de faire briller aux yeux de l’enfant un univers moral, en espérant qu’il en déduirait un comportement correct. Pestalozzi travaille directement sur les égoïsmes, dans le but de les faire se dépasser dans le sens du bien communautaire.

Il s’agit, dans ce processus, de cultiver la distance à bon escient. La relation de cœur à cœur est maintenue, car c’est à ce niveau que se fera l’acquis moral. Elle est seulement organisée d’une façon telle que le cœur s’élargisse aux dimensions du bonheur de l’ensemble des individus concernés, d’abord par renoncement à l’égoïsme: la prise de distance par rapport à soi est ici nécessaire.

Cet universel pensé n’est pas la simple collection des intérêts en présence, pas même la résultante d’une discussion commune. Cette discussion peut intervenir dans l’élaboration du bien commun, mais le pédagogue, s’il ne veut pas se laisser engluer dans l’emmêlement des intérêts, ne doit pas perdre de vue le bien en soi, qui ne renvoie à aucune matière sensible: il est forme pure, articulée sur le moteur qui est et reste l’ego de l’individu.

 

Notre situation

Le problème de l’appréciation de la juste distance en éducation est sans doute plus nettement posé que jamais en ce début de siècle. Nous avons vécu l’âge de l’autorité, qui a fonctionné dans une société close et sécurisée, telle que l’a décrite Bergson. Puis est venue la rupture de la digue et le déferlement de la liberté. Il s’agit maintenant de la contenir et, si possible, de la faire revenir dans un certain ordre qui intègre la nouvelle poussée de liberté. Nous en sommes là, un peu comme l’Europe du Congrès de Vienne tentée par la restauration de l’ordre ancien et à laquelle Pestalozzi lance son texte en forme d’appel A l’innocence, à la gravité et à la noblesse d’âme de mon époque et de ma patrie [3]. On peut rêver de l’innocence première de l’homme en pleine liberté, mais il faut le savoir: c’est désormais un rêve; le temps est venu de prendre les choses au sérieux, dans leur réalité contraignante, quasi scientifiquement, et de développer cette vertu morale qui va permettre de les gérer dans une perspective d’autonomie de la personne.

N’en sommes-nous pas là? Triomphe de l’individualisme, imbrication des intérêts, expansion du mondialisme: notre société est, par la force des choses, plus ouverte que jamais, et les tentations de fermeture brutale sont à la mesure du désarroi des citoyens en présence d’un État qui leur échappe. L’État européen comme l’État mondial semblent être hors de portée, tant le mythe du nationalisme, annoncé comme capable d’encadrer et de satisfaire les intérêts, reste fort. Nous n’avons pas alors d’autre issue que de construire un monde moral à la mesure du renoncement à nos intérêts immédiats pour laisser, voire faire vivre l’intérêt d’autrui. On ne peut plus s’en remettre qu’à la volonté des individus qui porte les réformes, mais leur donne dans le même temps leur sens vrai: l’ennoblissement moral de la personne.

Il n’est pas pensable de faire marche arrière vers un paradis perdu, mais que l’on ne fait que reconstruite à partir de notre insatisfaction présente. Il s’agit d’intégrer la nouvelle poussée de liberté, mais dans une œuvre qui ne perde pas de vue la perspective de la loi: de la loi que chacun, à terme, est appelé à se donner.

L’éducation est au cœur de ce processus. Certes, c’est une affaire sociale : il lui revient d’éduquer un futur citoyen en lui donnant tous les outils de savoir, de savoir-être et de savoir-faire qui lui permettront de se frayer un chemin en ce monde. Mais sa mission ne s’arrête pas là: il s’agit de former un homme dans la plénitude de la notion. L’éducation doit alors se donner une dimension morale que seul le pédagogue comme personne s’adressant à une personne peut assumer: il faut certes obtenir des comportements socialement corrects, mais la personne dépasse cette correction: elle est en mesure de rencontrer l’autre dans son altérité, comme fin en soi, et non plus comme le résultat d’un calcul d’intérêt. C’est tout le sens d’une pédagogie morale.

Le christianisme nous y porte, c’est dans son ADN. Encore faut-il qu’il ne reste pas prisonnier du système éducatif et de ses limites institutionnelles. Encore faut-il que, par-delà son devoir social, l’éducateur chrétien prenne la mesure de sa tâche morale, qui n’est pas de simple moralisation (on est encore dans le social!), mais de formation de la personne dans sa relation à l’autre personne au sein d’un monde communautaire qui s’enrichisse de la richesses de ces relations interpersonnelles.

 

Ce qui implique que le pédagogue gère à bon escient la distance par rapport à sa mission. Non pas la distance sociale froide des citoyens qui se côtoient sans jamais se rencontrer, sinon au tribunal. Mais on ne pourra non plus se satisfaire de la fusion communautaire, fût-elle chrétienne, qui abolit les distances. Il s’agit bien du respect de l’autre dans son altérité, et de l’entreprise de le faire grandir vers ce qu’à terme il voudra devenir. Entreprise toujours incertaine, par rapport à laquelle l’éducateur doit garder la distance, hors de tout dogmatisme. Mais entreprise où il se retrouve dans le regard de l’autre qui lui laisse entendre, à distance: merci de m’avoir permis de devenir moi-même!

 

Éléments de bibliographie

AVANZINI G. : Introduction aux sciences de l’éducation, Privat, Toulouse,1987.

KANT, E. : Réflexions sur l’éducation, trad. Philonenko, Vrin, Paris, 1996.

NEILL A.S. : Libres enfants de Summerhill, Maspero, Paris, 1970.

ROUSSEAU : Émile ou de l’éducation, Oeuvres Complètes, vol. IV, La Pléiade, 1969.

PESTALOZZI : Lettre de Stans, in : Écrits sur la Méthode, vol. 2,   LEP, Lausanne, 2009.

PESTALOZZI : A l’innocence, à la gravité et à la noblesse d’âme de mon époque et de ma patrie, coll. Pestalozzi, LEP, Lausanne, 2012.

SCHMID J.R.  : Le maître camarade et la pédagogie libertaire, Maspero, Paris, 1973.

SNYDERS G. : La pédagogie en France aux XVII° et XVIII° siècles, PUF, Paris, 1965.

SOËTARD M. : Penser la pédagogie, L’Harmattan, Paris, 2011.[1]La traduction de ce texte est présentée dans les Écrits sur la Méthode, LEP, Lausanne, coll «Pestalozzi», 2009, p. 57-84. – Le texte lui-même a été publié aux éditions Zoe à Genève.

[2] p. 62

[3]Ed. LEP, Lausanne, coll. «Pestalozzi», 2012.